Milan-Sanremo: "Ce serait fou, même pour lui", Pogacar va-t-il enfin oser attaquer dès la Cipressa?

"Cette course est celle qui va m'envoyer dans la tombe." Lorsque Tadej Pogacar lâche cette petite phrase, au détour d'un podcast enregistré fin 2024 à la sortie d'une saison gargantuesque, son sourire enfantin peine à masquer une frustration évidente. Il n'est pas question ici de Paris-Roubaix, où il finira bien par poser ses roues un jour qu'importe les risques, mais de Milan-Sanremo. Ce Monument qui ose encore résister à son appétit sans fin.
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"Je me rapproche tellement de la victoire et en même temps j'en suis tellement loin. C'est... incroyable", résumait-il.
En quatre expériences sur cette classique conquise sept fois en son temps par Eddy Merckx, le Slovène de 26 ans n'a pas encore trouvé la formule gagnante. Avec une 12e place pour son bizutage en 2020, puis trois tops 5 dont un podium l'an dernier. Un bilan à rendre jaloux les trois quarts du peloton. Une anomalie pour ce glouton habitué à tout croquer et pas du genre à se satisfaire des miettes, aussi prestigieuses soient-elles. Déterminé à compléter sa collection et à accrocher des records qui resteront gravés, il sait les cases qu'il lui reste à cocher.
"Ce qui est impossible pour tout le monde ne l’est pas pour Pogacar"
Rafler les trois Grands Tours? Facile. Devenir le seul quadruple champion du monde? Dans ses cordes. Dompter l'Enfer du Nord? Là encore, un défi à sa mesure. Reste l'énigme Milan-Sanremo, passage obligé pour s'inviter à la table des Eddy Merckx, Roger De Vlaeminck et Rik Van Looy, seuls monstres sacrés à avoir raflé les cinq Monuments. Lui a déjà dompté le Tour des Flandres (2023), Liège-Bastogne-Liège (2021, 2024) et le Tour de Lombardie (2021, 2022, 2023, 2024).
Un empire qui s'est jusqu'à présent heurté à la magie de la Primavera, devenue autant un casse-tête chinois qu'une obsession, à tel point que certains l'imaginent cette année tenter un drôle de coup de poker. Le tout pour le tout. Le genre de numéro que l'on croit irréel, sauf peut-être quand il est pensé par le triple vainqueur du Tour et son aversion pour les scénarios cousus de fil blanc. Pour enfin toucher au but, sera-t-il prêt à se lancer dans un projet allègrement décrit comme suicidaire? Autrement dit, le joueur Pogacar le sera-t-il assez pour faire all-in et… partir en solo dès la Cipressa, l'avant dernière bosse située à 20-25km de l’arrivée, ce qui ne se voit habituellement jamais?
"Ce serait un truc complètement dingue", pose d’emblée Jérôme Coppel, consultant pour RMC. "Mais je crois que ce qui est impossible pour tout le monde ne l’est pas pour Pogacar. Qui aurait pu prédire qu’il deviendrait champion du monde après avoir attaqué à 100 bornes de l’arrivée? Avec lui, mieux vaut tout envisager (sourire). Même un triomphe sur Milan-Sanremo en ayant déclenché d’aussi loin."
Du jamais-vu depuis 1996
Un rappel historique pour mesurer l’ampleur de la tâche: le dernier gaillard à être sorti de sa boîte sur la Cipressa avant de lever les bras en bas du toboggan sur la Via Roma répond au nom de Gabriele Colombo. Un solide coursier italien de la formation Gewiss, qui racontera plus tard avoir gagné grâce à son "intuition". C’était au printemps 1996. Pogacar n’avait pas encore soufflé sa troisième bougie. Autre époque, autres mœurs.
Depuis, le scénario est plus ou moins connu de tous. Un état de somnolence généralisé pendant six heures, puis un réveil brutal au moment de se frotter aux pentes (douces) du Poggio (3,7km à 3,9% de moyenne). Un talus érigé en mythe du cyclisme où tout s’illumine au bout de 280km de course d’usure. Au sommet, placé à 5,5km de la ligne, pas le temps de profiter des paysages de la Ligurie et des champs d’oliviers.
S’ensuit un autre feu d’artifice avec la bascule vers la descente, où il faut au moins autant de qualités de funambule qu’un cœur bien accroché pour ne pas finir dans le mur bleu de la Méditerranée. C’est dans ce court enchaînement sur le fil du rasoir, entre le pied du Poggio et le retour sur San Remo, que tout peut basculer en un claquement de doigts, sur un détail. Car avec 17 vainqueurs différents sur les 17 dernières éditions, et des profils aussi variés qu’Arnaud Démare (2016) ou Mathieu Van der Poel (2023), le dénouement se veut aussi illisible et rebelle que les mèches de Pogacar. Même avec un cannibale au départ.
Ode à la patience, voire à l’aléatoire, la Classicissima ne se gagne pas qu’à la force des mollets. Ni en secouant le cocotier à mi-parcours. Milan-Sanremo réclame finesse, sens tactique et roublardise. Jump, technique et lucidité. Ces dernières années, le plan de Pogacar s’est le plus souvent résumé à tout dynamiter dans le Poggio. En 2024, il avait fait cravacher ses sherpas d’UAE de bonne heure, dans le Capo Mele, le Capo Berta, puis dans la Cipressa, avant de se charger lui-même d’allumer pétards et grenades. Sans parvenir à éteindre une résistance menée par Van der Poel, mué pour l’occasion en ange-gardien exemplaire de Jasper Philipsen.
Un scénario fou redouté par la concurrence
Lassé de mourir les armes à la main, malgré les meilleures jambes possibles, le madré Pogacar doit-il se réinventer et répondre au fantasme d’une détonation dans la Cipressa? Une petite musique entendue ici et là ces dernières semaines, y compris dans les rangs de la formation émiratie. Tim Wellens a lancé les premières notes en janvier: "On a déjà plaisanté à l’idée de monter la Cipressa en moins de 9 minutes (le record de 9 minutes et 19 secondes date de l’édition 1996, ndlr)." Malicieux, le Belge en a remis une couche cette semaine.
"Un solo de Tadej dès la Cipressa? Pas impossible…"
De quoi rajouter une bonne dose de pression sur la concurrence, alors qu’il pourrait aussi s’agir d’une simple tentative de diversion pour brouiller les pistes. "Tadej dit qu'il va peut-être enclencher plus tôt dans Milan-Sanremo. Ça veut dire la Cipressa, donc il faut que j'y pense, être prêt à ce moment-là. Il faut s'ouvrir à ce qui se passe autour, si tu es trop dans ta petite boîte, ce n'est pas bon", observait mercredi dans les colonnes de L'Équipe le Danois Mads Pedersen, rayonnant au début du mois sur Paris-Nice.
Même méfiance du côté de Van der Poel, autre grand favori. "Rien n'est impossible, mais cela signifie que tu dois sacrifier toute ton équipe là alors. Cela dépend aussi beaucoup du vent (annoncé de dos, ndlr), si cela souffle de face dans la Cipressa, je ne crois pas que ce soit possible. S'il est de dos, pourquoi pas, mais cela dépend aussi de comment les équipes s'organisent derrière. S'il y en a une qui ne panique pas, reste soudée et roule le plus fort possible entre la Cipressa et le Poggio, ce sera très difficile de rester à l'avant."
Enfin la bonne équipe pour le faire?
En plus de Wellens, Pogacar pourra compter sur les machines à rouler Vegard Stake Laengen, Nils Politt et Domen Novak, et sur les flèches Isaac del Toro et Jhonatan Narvaez. Suffisant pour éparpiller la concurrence dans la Cipressa, la montée la plus longue mais loin d’être insurmontable du final de Milan-Sanremo, avec ses 5,6km à 4,1% de moyenne?
"Les UAE ont déjà tenté le coup l’an dernier de monter très fort la Cipressa pour écarter le plus d’équipiers de leaders. Ça n’avait pas fonctionné, ils n’étaient pas allés au bout de leur idée. Ils n’avaient pas été suffisamment costauds pour pouvoir rouler assez longtemps et épailler le maximum de monde. J’estime que l’équipe est mieux armée cette année avec un Del Toro en grande forme. Ce sont tous des soldats prêts à se dépouiller", appuie Jérôme Coppel, convaincu que Pogacar doit retenter l’expérience.
"Il faut mettre un énorme bazar dans la Cipressa, faire péter le plus d’équipiers, en gardant si possible un ou deux mecs avec lui. Si à 800m du sommet, il voit que ça ne suit plus trop derrière, ça vaut le coup d’y aller. C’est sa chance si les Mathieu Van der Poel, Filippo Ganna et Mads Pedersen sont esseulés. Par contre, s’il y va seul alors que tous ces gars ont encore un ou deux équipiers avec eux, ce sera quasiment mort. Il va se cramer. La longue portion plate après la Cipressa favorisera un regroupement. Ils auront le temps de s’organiser dans la descente et de s’entendre entre eux pour revenir sur lui avant le Poggio. Et tout Pogacar qu'il est, il aura dépensé trop d’énergie", étaye notre consultant.
D'autres cartes sur la table
Pour se désengluer de la meute de sprinteurs-puncheurs, Pogacar, adepte des longs raids solitaires, n’aurait donc d’autre option que de rendre la course "horriblement dure" dès l’entame de la Cipressa, où il lui faudra ensuite "rouler à une puissance que les autres ne seront pas capables de tenir". Soit grosso modo la même tactique qui avait consacré Colombo en 1996, parti sur un éclair, puis rejoint par un trio, avant de profiter des hésitations adverses dans la descente du Poggio pour s’imposer après sept heures de selle. Un pari délicieusement risqué. Trop? C’est l’avis de Caleb Ewan, dont la deuxième place sur Milan-Sanremo en 2018 lui offre une certaine crédibilité sur le sujet.
Lui en est convaincu, Pogacar doit plus que tout "se ménager" dans la Cipressa. "S’il attaque à cet endroit, il sera cuit au pied du Poggio, alors que les autres auront eu le temps de revenir grâce à leurs équipiers et seront relativement frais en cas de sprint. Pour moi, il ne peut pas lâcher tout le monde dans la Cipressa. Van der Poel et d’autres seront toujours là. C’est trop difficile de faire la différence sur ce genre de montée aussi courte. La meilleure chose à faire, c’est de garder ses équipiers avec lui le plus longtemps possible pour tout donner dans la descente, attaquer au pied du Poggio et encore une fois près du sommet", a récemment analysé le lutin australien dans le podcast de Geraint Thomas.
Un scénario (presque) toujours indécis
C’est la beauté de ce premier Monument de la saison, roi du suspense et tourbillon d’émotions, effrayant par son kilométrage (289km) propice au ronronnement mais fascinant par son imprévisibilité. Pour en résoudre le rébus, Max Sciandri, troisième en 1993 et quatrième en 1996 lors de la victoire de Colombo, déconseillerait lui aussi au champion du monde de jouer les solistes dans la Cipressa, qui fut empruntée pour la première fois en 1982.
"Ce serait fou, même pour lui", a reconnu l’ancien de Motorola auprès de Cyclingnews.
"Je pense qu’il le sait. Par contre, ça pourrait le faire si un petit groupe l’accompagne. Mais là encore, ses chances de victoire dépendraient de beaucoup de choses: la composition du groupe avec lui, la volonté des coureurs de collaborer ou non, la direction du vent sur la côte…" D’autres l'invitent plutôt à revenir à la raison en oubliant la Cipressa pour mieux s’inspirer d’un certain Vincenzo Nibali. Le "Requin de Messine" avait offert une leçon de style et de culot en 2018 en parvenant à semer le peloton dans les rampes du Poggio au prix d’une attaque magistrale à sept kilomètres de l’arrivée.
Une piste de plus pour Pogacar, qui a assuré cette semaine, lors d’une discussion avec un fan croisé à l’entraînement, avoir étudié "plusieurs scénarios". "Nous aurons bien sûr un plan pour nous placer dans la meilleure situation possible", a-t-il glissé en toute décontraction, bien remis de sa chute subie sur les Strade Bianche et "prêt" pour la grande bataille. Le meilleur argument pour vous inciter à ne pas trop étirer la sieste du samedi après-midi.