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JO 2021 (natation): avec l’apnée, Manaudou retient son souffle

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En lice à partir de ce vendredi (sa série est prévue à 12h20) sur le 50 mètres nage libre, où il avait remporté l’or à Londres et l’argent à Rio, Florent Manaudou va faire face à Tokyo à l’objectif pour lequel il a repris le chemin des bassins après son break de la natation. Un rendez-vous que le nageur français a notamment préparé en travaillant avec… un recordman du monde d’apnée. Focus.

Florent Manaudou est un chercheur. De médailles, d’abord, quête réussie avec l’or olympique à Londres en 2012 sur 50 mètres nage libre et une double ration d’argent à Rio en 2016 (50m NL et relais 4x100m NL). Mais aussi un chercheur tout court, en perpétuelle quête de nouveauté pour se réinventer, surtout depuis son retour dans les bassins après son break post-JO. "J’ai toujours été un peu comme ça, dans la recherche, précise le nageur français qui entre en lice en individuel à Tokyo (il a déjà participé à la finale du relais 4x100m NL où la France a pris la sixième place) ce vendredi sur sa distance de prédilection. Mais au bout d’un moment, entre 2014 et 2015, quand ça commençait à nager très vite, je ne recherchais plus grand-chose car ça se faisait automatiquement. Je m’ennuyais un peu car j’aime bien chercher. C’est une partie importante du projet."

Ces derniers mois, Manaudou a par exemple "cherché sur le placement des mains" ou le buste: "Depuis que je suis revenu, il était un peu plus axé vers l’extérieur alors qu’avant, j’étais plus renfermé et c’est là où je suis fort, donc a bossé sur le fait de forcer mon corps à retravailler dans un angle différent". Au Cercle des nageurs de Marseille, où il est revenu à 100% cet hiver sous les ordres de coach Julien Jacquier après son passage en Turquie avec James Gibson, on a aussi pu l’observer faire des 50 mètres sous l’eau… en jouant à pierre-feuille-ciseau et en comptant les points avec la main dans le dos. Simple moment de fun? Oh que non. Pour comprendre, il faut connaître l’identité de l’homme qui dirigeait l’exercice: Arnaud Jerald.

"Ça part vite en mode déconne"

Particularité? Apnéiste de très haut niveau, déjà auteur de quatre records du monde en poids constant bi-palmes, dont deux (116 puis 117 mètres) ces derniers jours au Vertical Blue, "les JO de l’apnée" disputés aux Bahamas sur le spot de Dean’s Blue Hole, trou naturel de 202 mètres à quelques encablures de la plage. Une connexion made in Marseille, Arnaud Jerald s'entraînant aussi au Cercle des nageurs, pour aider Manaudou à une chose: ne pas respirer sur son 50 mètres, sprint ultime de la natation . "Le premier contact, c’est via un ami marseillais photographe sous-marin, se souvient l'apnéiste. On faisait le tour du Cercle et on croise Flo. On se présente et ça part vite en mode déconne. On va nager ensemble et on échange sur la façon de voir notre sport et la vie en général. On s’est rendu compte qu’on avait plein de points communs, qu’on était des personnes assez autodidactes et assez libres et qu’on aimait beaucoup cette liberté. En rigolant, il me dit que ce serait cool que je lui fasse découvrir mon monde."

Arnaud Jerald lors des Mondiau d'apnée en septembre 2019
Arnaud Jerald lors des Mondiau d'apnée en septembre 2019 © AFP

Une année passe. Et la boutade se transforme en réalité l’hiver dernier. "Flo me dit: 'Ce serait bien qu’on fasse une heure ensemble pour que tu puisses m’aider à me sentir plus à l’aise en apnée'. Ça faisait trois ou quatre ans qu’il n’avait pas fait un 50 sans respirer." "Il y avait un peu cette pression de se dire qu’il ne fallait pas respirer et que ça allait être dur, pas forcément physiquement car ce n’est pas compliqué si on est bien préparé mais plus mentalement, appuie Manaudou. Pour le banaliser." Un sacré challenge pour l’homme habité aux profondeurs. Qui voit vite plus loin qu’une simple découverte. "En apnée, il faut acquérir pas mal de confiance en soi, des automatismes, poursuit-il, donc on a décidé de mettre un protocole en place jusqu’aux Jeux."

Au programme, deux séances par semaine, après les entraînements. "A chaque fois qu’on respire, on perd du temps, on retombe dans l’eau, précise coach Julien Jacquier. Comme on se désaxe, le bras opposé va pousser moins fort que s’il était dans l’axe. Florent a développé un petit blocage et ils ont fait une dizaine de séances pour mettre des mots dessus, pour réapprendre à respirer et à gérer cette peur, précise coach Julien Jacquier. Parce que c’est une peur de ne pas respirer. Ça rappelle: je vais mourir. Arnaud était très investi. Et tout de suite, on a eu des résultats." L’apnéiste doit d’abord poser des questions. "On a beaucoup parlé sur sa vision de l’apnée. Pourquoi il respirait et pourquoi à ce moment-là ? Est-ce qu’il pouvait faire autrement? A partir de quand ça a commencé à se créer? Qu’est-ce qui pouvait lui faire changer des choses? Puis j’ai fait tout un programme sur plusieurs mois, sur mesure."

D'autres questions reviennent à chaque fin de séance. "Je notais ses sensations, raconte Arnaud Jerald. Ça me permettait d’analyser des choses sur l’aspect mental. L’apnée, c’est 80% dans la tête. Je regardais s’il y avait des exercices qu’il aimait bien car Flo aime jouer sous l’eau, c’est quelqu’un de très aquatique." On en vient aux pierre-feuille-ciseau. "Ça a l’air tout simple mais c’est énorme, savoure l’apnéiste, et je voyais qu’il y prenait goût petit à petit, qu’il en parlait aux autres nageurs." Le jeu se fait avec "un ami à lui qui est aussi très fort en apnée, comme ça ils avaient leur challenge à eux". Les effets de la collaboration ne se font pas attendre. "Au bout d’un mois, les résultats ont complètement changé et le discours également, explique Arnaud Jerald. On faisait quatre ou cinq courses sur un peu moins d’une heure à 100% avec des temps assez exceptionnels par rapport à la fatigue engrangée. Je ne m’attendais pas à une telle progression. Mentalement, il avait la patate pour rester en apnée. Quand tu sais que ça fait trois-quatre ans que ça ne lui était pas arrivé, c’est une grande victoire."

"Depuis que je bosse avec lui, j’ai fait presque tous mes 50 sans respirer, confirme le nageur tricolore. C’est génial car c’est une autre approche. Il y a une sorte de méditation dans l’apnée. Je suis plutôt un calme de nature et j’avais envie d’essayer. Je voulais désacraliser ce fait de ne pas respirer parce que ça pompe de l’énergie. Si je suis capable de le faire en période de prépa, je suis capable de le faire en compétition. Je me régale à faire cesnouvelles choses. On a bossé beaucoup pendant l’hiver, un peu moins depuis à cause de nos compétitions, mais on est en contact régulier. Il m’a donné des petits trucs, notamment sur la préparation des poumons, et je me sens bien avant les courses avec ça." "Très humble et presque admiratif alors que c’est une légende"dixit Jerald, Manaudou se prend vite au jeu et engrange du savoir.

"Il pose beaucoup de questions et il comprend très vite, pointe l’apnéiste. Même pendant un entraînement où tu avais l’impression qu’il n’était plus trop lucide, il te sort une question hyper claire à laquelle tu n’avais pas pensé. Il ne faut pas trop pousser l’apnée pour ne pas se donner une mauvaise sensation mais il a su trouver l’équilibre entre 'j’ai envie de faire ce chiffre' et 'je m’écoute'. Avant d’arriver à 100 mètres en apnée, il est sorti deux ou trois fois avant, à 80-90m, en disant: 'Je pouvais continuer mais je ne sais pas ce qui se passait derrière'. Il a été très humble avec la problématique de toucher ses limites trop vite sans s’en rendre compte. Il est énormément à l’écoute de son corps."

"Ma tête me dit: 'C’est bon, tu es prêt'"

A force, le travail paie. "On a pu faire des distances énormes dont je doutais au début, plus de 100 mètres en apnée avec des petites palmes, après un entraînement ou une séance de muscu, explique Arnaud Jerald. Et il a encaissé. Sans sourciller. Il n’y a pas un moment où il est sorti mal, où je me suis dit qu’il avait les lèvres bleues." Et l’application en compétition, dans tout ça? Elle passe par "un protocole au niveau de la respiration". "Il y a eu un gros travail en collaboration avec ses kinés, reprend l’apnéiste. On a les mêmes et je dois être ultra souple de la cage thoracique, du diaphragme, donc j’ai implanté ce protocole sur Flo. On a vu une grosse progression sur ce côté-là. Il fallait trouver des gestes de kiné et d’ostéopathie pour qu’il puisse rester puissant sous l’eau sans perdre la puissance de la fibre en l’étirant trop. On a étudié ça pour trouver le juste milieu."

Le tout sans trop se montrer. "Le protocole est assez simple car il y a assez de stress avec la compétition pour ne pas qu’il se complique la vie, poursuit Arnaud Jerald. Il est fait pour qu’on ne le voit trop en public et qu’il n’y ait pas des regards bizarres sur ce qu’il fait, des respirations pas forcément classiques. Ce sont des automatismes qu’il met en place par exemple avec la visualisation. Ce combo permet de jouer sur le mental et le physique et d’arriver sous l’eau comme s’il respirait."

Le nageur pousse l’explication: "J’ai fait un peu de kiné pour étirer mon diaphragme et mon carré des lombes parce que c’est aussi mécanique. On a toujours fait des exercices de respiration mais là c’est différent: une ou deux apnées maximum vingt minutes avant départ, juste après avoir mis ma combi, et un peu d’hyperventilation en chambre d’appel histoire de préparer mes poumons. C’est autant physique que mental. Je sais que je me prépare et ma tête me dit: 'C’est bon, tu es prêt'." Et Arnaud Jerald de conclure: "Ce que je voulais, c’était intégrer des automatismes et faire comprendre au corps qu’il pouvait être serein en apnée. Il a fait énormément d’étirements à la maison. Le corps et les muscles ont vécu des moments de stress sans oxygène donc ils se sont habitués à ça. Le mental a été aidé parce qu’on savait qu’on travaillait aussi sur le corps." Manaudou a bien trouvé ce qu’il cherchait.

Alexandre Herbinet avec Julien Richard