Natation: la fuite des talents français aux Etats-Unis, l'autre effet Léon Marchand?

Il a quitté l'Arizona mais les murs de l'université portent encore la marque des trois années de Léon Marchand. "Il y a ses records qui sont affichés à la piscine", décrit Lucien Vergnes qui depuis septembre vit "dans un rêve" américain sur le campus d'Arizona State University (ASU). "Léon a ouvert la voie aux Français, on a envie de le suivre". A 20 ans, il est double champion d'Europe junior du 200m brasse et un grand espoir de la natation française. "Tout est énorme ici c'est l'Amérique!", poursuit le nageur originaire de Cugnaux qui a affiché un drapeau bleu blanc rouge sur les murs de sa chambre. "Le campus est gigantesque, c'est comme ce qu'on voit dans les films."
Un décor qui tranche avec les montagnes de Font Romeu, où il a passé quatre années au pôle France. Après le bac, celui qui rêve de devenir pilote de chasse a fait le choix des Etats-Unis pour mener de front études (d'informatique... Comme Léon Marchand) et natation à haut niveau. "C'est très bien organisé pour les sportifs on peut corréler les deux là où en France c'est beaucoup plus compliqué, assure Vergnes. En France j'aurais dû prendre quelque chose à distance ou mettre entre parenthèse le sport, ce que je ne voulais pas. Et même à distance, les cursus ne sont pas très bien faits..."
"A l'entraînement, il y a beaucoup plus de niveau"
Depuis la rentrée en septembre il est marqué "par l'esprit d'équipe" dans les compétitions et au quotidien à l'entraînement: "Il y a une ambiance que je n'avais jamais ressentie avant, ça s'encourage tout le temps. C'est une équipe, une famille." C'est aussi la découverte d'un autre monde à l'entraînement: "Il y a beaucoup plus de niveau. Par exemple là je m'entraîne avec des brasseurs de mon niveau ce qui ne m'était jamais arrivé avant. Il y a plus de concurrence."

Titrée aux championnats de France en petit bassin le week-end dernier à Montpellier sur le 200m brasse, Lucie Vasquez s'apprête à rejoindre en janvier son compatriote dans l'Arizona. A 20 ans, la nageuse de Massy sort d'une année de STAPS validée... mais chaotique. "Je n'ai pas du tout aimé. On nous propose des aménagements mais pour les sportifs de haut niveau, c'est vraiment très mal fait. On nous dit qu'on peut faire nos emplois du temps comme on veut, que je pouvais aller dans les groupes de classe que je voulais avec les horaires que je voulais... Mais en fait il n'y a aucun suivi. Je n'étais dans aucune classe, je n'étais pas sur les listes et je n'existais pas pour les profs. Je ne pouvais pas aller dans tous les cours et on me disait que je pouvais les rattraper mais en vrai c'était très compliqué. Il n'y a rien qui est fait pour."
"Tout est fait pour que tu réussisses alors qu'ici, c'est toi qui dois t'adapter aux deux"
Alors dans un premier temps, elle pense "arrêter la natation pour continuer les études". Avant de finalement se tourner vers les Etats-Unis. "Tous les nageurs de haut niveau, on en entend parler et on y pense tous. On a vu que ça marchait très bien pour Léon, et c'est vrai qu'il y a énormément de nageurs qui font ça."
Un départ dans des conditions très avantageuses: "J'y vais avec une bourse à 100% donc on me paie mes études, mon logement, ma nourriture. Ma mère est toute seule et on est trois, je vivais chez ma mère et pour les études je devais un peu me débrouiller. Alors que là, déjà on me paie tout. Et tout est fait pour les sportifs, tout est adapté et c'est construit en fonction du sport. Tout est fait pour que tu réussisses alors qu'ici, c'est toi qui dois t'adapter aux deux." Des études dont le coût, sans bourse, est estimé entre 20.000 et 80.000 euros selon l'université choisie.
"La France est très attaquée", admet le directeur des équipes de France
"Actuellement la France est très attaquée", admet Denis Auguin le directeur des équipes de France et notamment en charge de la relève. "Les universités américaines sont très agressives sur le marché, parce que pour elles, c'est un marché. Sans doute que de notre côté il y a un effet Léon Marchand, et de l'autre côté, aux Etats Unis, ils se sont dit qu'en France, on formait bien nos jeunes athlètes car ce sont essentiellement des jeunes qui ont brillé aux Euro juniors qui ont été recrutés."
Ils sont environ une trentaine de jeunes nageurs français à avoir traversé l'Atlantique. Dont les derniers médaillés sur les compétitions internationales juniors. Mary-Ambre Moluh, triple championne d'Europe junior en 2022 et qualifiée pour les JO de Paris 2024, a quitté l'INSEP pour rejoindre Berkeley en Californie, où elle côtoie Lilou Ressencourt, championne de France du 200m papillon, ou encore l'espoir du sprint Nans Mazellier (lui aussi à l'INSEP l'an dernier). Les soeurs Justine et Lucie Delmas nagent désormais dans l'Indiana. A la rentrée prochaine, Rafael Fente-Damers médaillé de bronze avec le relais 4x100m 4 nages aux Jeux de Paris, rejoindra Léon Marchand au Texas pour s'entraîner avec Bob Bowman.

Des départs et une forme d'impuissance pour la Fédération française de natation face à la machine universitaire américaine. "Quand on voit le modèle des facultés aux États-Unis, où les sports professionnels comme le football américain ou le basket financent les autres programmes, en France on n'a pas du tout cette économie-là", ne peut que constater Julien Issoulié le directeur technique national. "Je trouve ça dommage qu'au final on n'arrive pas forcément à les garder. Mais au delà d'être un problème de la natation, je pense que c'est un problème structurel en France de se dire 'comment on arrive à faire et du sport de haut niveau et des études dans l'environnement qu'on connait'. Et ce n'est pas si simple."
La Fédération surveille de près ces changements de continent. "Ça ne nous inquiète pas mais on est vigilants", précise Denis Auguin. "Il y a quelques pièges et ça fait partie de nos points de vigilance à la Fédération. D'abord de voir dans quelle université ils vont en termes de scolarité et de natation, parce que toutes les universités ne sont pas merveilleuses, loin de là. Depuis 20 ans, il y a pas mal de nageurs français qui sont partis, mais ça n'a pas toujours été une grande réussite et il faut que l'on soit très vigilants là-dessus."
Visios, bague connectée, visites... des mesures de suivi pour ceux qui partent
Un suivi régulier va être mis en place avec les nageurs. Lucien Vergnes bénéficie par exemple toujours du suivi à distance de la cellule performance avec sa bague connectée qui permet d'analyser le sommeil. Des visios sont prévues avec eux, mais aussi avec les entraîneurs.
Le directeur des équipes de France et son DTN devraient également aller sur place rencontrer les entraîneurs des universités concernées, "pour faire en sorte que les entraîneurs américains n'oublient pas qu'il y a autre chose et que la saison ne s'arrête pas aux NCAA. Leur objectif c'est d'être le mieux classés dans ce championnat universitaire qui se termine en mars, mais nous il faut qu'on les récupère derrière avec des capacités d'être performant sur l'été avec l'équipe de France", confie l'encadrement. "Il y a un peu d'inquiétude de savoir dans quel état on va les récupérer. Il y a des exemples qui ont très bien marché et d'autres qui ont très mal marché, ce n'est pas une science exacte et ça demande beaucoup de vigilance. On n'a pas le même réservoir qu'aux Etats Unis. Nous, si on en rate 10, on rate une génération et ça peut être très compliqué après. Alors qu'aux Etats Unis s'ils en ratent 10, ils en ont 20, 30 ou 40 derrière... "
Un exode qui crée de la frustration chez les entraîneurs. "Ça devient de plus en plus une frustration pour nous de former des athlètes, explique Nicolas Miquelestorena l'entraîneur de Massy. C'est le sentiment de se dire qu'il faut qu'on reste à notre place, que l'on fasse notre travail jusqu'au bac et après c'est à nous, malheureusement, de laisser partir ces athlètes pour qu'ils puissent performer. Parce que le but avant tout c'est qu'ils puissent performer plus tard."
Une frustration déjà verbalisée par certains au moment du départ de Léon Marchand vers les Etats-Unis. "En France, on a des super coachs", continue Julien Issoulié. "On a des coachs qui font du haut niveau, on a des clubs qui se mettent dans tous les dispositifs, toutes les organisations, qui essaient de trouver tous les aménagements possibles. Mais ça reste très compliqué de le faire en nombre, et de le faire avec les mêmes ressources financières qu'aux Etats-Unis. Ce n'est pas leur responsabilité ou leurs compétences qui sont mis en parallèle. Ce sont vraiment deux environnements différents qui font que ça attire ces jeunes à partir. Du point de vue d'un athlète, se dire que 'je vais aller dans un autre pays, découvrir une autre culture, avoir un diplôme international, apprendre une autre langue, m'entraîner', ça doit être aussi une expérience unique. Et c'est en ça où je me dis que pour ces athlètes là, c'est super parce qu'ils vont vivre tout ça, ils vont avoir la chance de faire des compétitions NCAA, ce qui est aussi quelque chose qu'on ne connait pas bien en France. Cela reste incroyable à vivre pour ces étudiants là, donc je comprends qu'ils partent."