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EXCLU RMC SPORT

L'avenir de son équipe, le dopage, la domination de Pogacar, Paris-Roubaix... Le constat très cash de Bernaudeau sur l'état du cyclisme mondial

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À quelques jours de Paris-Roubaix, Jean-René Bernaudeau, patron de l'équipe TotalEnergies, s'est longuement confié à RMC Sport. Soupçons de dopage autour de Tadej Pogacar, pistes pour améliorer le cyclisme mondial, rumeurs de partenariat entre TotalEnergies et Ineos-Grenadiers... Le dirigeant vendéen n'élude aucun sujet.

Jean-René Bernaudeau, nous sommes au cœur de la quinzaine sainte entre le Tour des Flandres et Paris-Roubaix. C’est une course que vous connaissez bien...

Je courais Paris-Roubaix pour gommer un peu les carences qu'on pouvait avoir pour le Tour de France, qui est la course qui m'a tout donné. En étant un coureur qui fait Paris-Roubaix, on a une sorte de diplôme. Je faisais Paris-Roubaix pour ne pas être en danger sur le Tour.

Les pavés, c’est une formation importante pour les coureurs?

Oui, c'est un passage obligé. On a besoin de ce qu'on appelle les Flandriens pour faire une grande équipe, puisqu'il y a les fameux points UCI. On ne peut pas n'être qu'une équipe de Tour de France. Nous on est une équipe qui fait le Tour de France et qui a laissé une trace dans le Tour de France, mais aujourd'hui, on ne peut pas n'être que ça. D'ailleurs, on peut même dire à des jeunes Français talentueux qu'ils peuvent faire des grandes carrières, même si ils ne feront peut-être jamais le Tour de France. Ils seront peut-être des coureurs de Paris-Roubaix, du Tour des Flandres... S'il y a un embouteillage, sur 7-8 coureurs au Tour de France, on ne peut pas mettre que les plus connus, il faut mettre des profils. Moi j'étais un coureur du Tour de France parce que j'aimais la chaleur, j'avais une bonne santé, un gros moral, mais certains ne seront pas des coureurs du Tour de France. Mais c'est vrai que c'est difficile quand on est une équipe française de dire à un jeune Français qui a du talent "Tu vas encore passer ton tour".

Qui pourrait tirer son épingle du jeu dans votre collectif ce dimanche sur les pavés du Nord?

(Alexys) Brunel et (Samuel) Leroux. Ils ont faim, ils ont de l'envie. (Sandy) Dujardin, (Anthony) Turgis. On a une sacrée belle équipe. Je pense qu'on peut compter sur eux. Je vois bien l'échappée difficile à partir, mais j'en vois quand même une avant Troisvilles. Si j'avais un rêve, c'est d'avoir Brunel et Leroux dans l'échappée. Et là je peux vous dire qu'il en restera à la fin, des restes de cette échappée, et ils ne seront pas mal.

Mais si je vais voir les autres dirigeants d’équipes françaises, ils vont également me donner quelques noms. Malheureusement, il y a peu de chances de voir un de ces garçons lever les bras sur le Vélodrome car il y a deux mondes actuellement dans le cyclisme (Mathieu van der Poel et Tadej Pogacar, et les autres, NDLR). C’est une frustration pour vous?

C’est stupéfiant de voir cette différence de niveaux. J’ai connu une époque où si on ne prenait pas de relais, on pouvait rester derrière les meilleurs. Plus maintenant. On parle de Pogacar, c’est quelqu’un d’exceptionnellement fort. Il a une belle gueule, une belle dimension mais je voudrais qu’il aille encore plus loin dans ce qu’est le sportif de haut niveau.

C’est-à-dire?

Qu’il donne des garanties. Certains l'ont fait. Le soupçon, on vit avec, on a eu l’affaire Festina. On n’est pas à l’abri d’une autre. Je ne pense pas que le cyclisme ait les moyens de se prendre encore un scandale, il ressort la tête de l’eau. L’AMA (agence mondiale antidopage) a été créée, le passeport biologique a été créé, le logiciel de localisation a été créé, on va dans le bon sens. Mais aujourd’hui il faut aller encore plus loin, il faut changer les lois.

Vous doutez?

Non, je ne doute pas. Mais je trouve dommage que tout le monde n’aille pas au MPCC (mouvement pour un cyclisme crédible). Qu’est-ce qui gêne une équipe d’y aller. On a lutté contre l’EPO. Le vélo a beaucoup payé pour la recherche. Le MPCC s’interdit de prendre pleins de produits. Je ne suis pas un spécialiste de la médecine, j’ai recruté des médecins pour que mes coureurs soient en bonne santé. C’est leur travail. Les cétones, je ne sais pas ce que c'est. Le gaz carbonique qu’on inhale, je ne sais pas pourquoi on le fait. Mais indiscutablement c’est catastrophique pour notre crédibilité. Catastrophique! Les cétones, ça ne guérit pas le mal de gorge et le gaz carbonique ça tue les gens. Et il y a des équipes qui l'utilisent. On s’en fout des cétones, ce n’est pas bon pour notre image. Donc on devrait les supprimer. Le "dopage à la papa" n’existe plus. Mais aujourd’hui, il y a des réseaux mafieux. La loi sur les stupéfiants existe, les narcotrafiquants vont en prison. Mais voler la gloire, les résultats, l’argent ou casser les rêves des enfants, il n’y a pas de sanction. Si ce n’est un manager pour dire "Oh le pauvre chéri, je n’aurai jamais cru que ce type-là était un salaud. C’est un salaud!" Mais il n’y a rien quand je compare avec la responsabilité de mes copains maires en Vendée qui doivent s’assurer que le panier de basket soit bien accroché. J’ai été marqué par ça. Moi je suis responsable de ce que je fais. Je dois donner de la crédibilité à mon travail, à mes sponsors. Je m’engage. Engageons-nous.

En tenant ce discours là, vous semez quand même le doute...

Je ne sème pas le doute. S’ils n’ont pas d’idées, je peux leur donner des idées pour avoir plus de crédibilité.

Que demandez-vous à Pogacar?

Je demande qu’il publie ses paramètres, ses watts… ce qu’il fait. Et qu’on stocke les prélèvements pour dire "je suis à votre disposition dans dix ans quand la recherche avancera", comme l’avait fait Félicia Ballanger.

Pourquoi vous n’arrivez pas à vous mettre autour d’une table pour trouver des solutions pour plus de crédibilité?

Je pars du principe que nous sommes les acteurs. La plus belle pièce, c'est le Tour de France qui nous a été offert par un organisateur. Donc il y a les acteurs, il y a les organisateurs et il y a un gouvernement qui est l'UCI. C'est tout. La question, posez-là à David Lappartient, le président. Quel est son projet dans dix ans? Comment voit-il le cyclisme dans dix ans? Moi je ne peux pas répondre à sa place. Ce sont eux qui nous dirigent, qui créent les lois.

Vous avez le sentiment que ce chemin n’est pas très bien tracé?

Moi je sais d'où je viens et je sais qu'on est en danger. Vraiment en danger. Il n'y a pas une star, il n'y a pas un coureur parmi les dix premiers du Tour de France qui vient faire les Quatre jours de Dunkerque ou le circuit Pays de la Loire. Les manches de Coupe de France, vous n'en voyez plus jamais. Bernard Hinault venait faire le Grand Prix de Rennes à l'époque. Aujourd'hui, ils sont à Ténérife ou en Sierra Nevada pour manger un gâteau qu'est le Tour de France. C'est très bien, c'est le problème du business, certes. Mais si demain il n'y a plus de Quatre jours de Dunkerque, s'il n'y a plus de Tour de Vendée, s'il n'y a plus tout ça, qu'est-ce qui va faire rêver les enfants? Il faut élargir la pyramide. Moi j'ai vraiment beaucoup de chance. Ma vie a été belle, dure mais belle, parce que je suis vendéen. Et en Vendée on se parle, on s'entraide et demain, j'ai des projets superbes pour la pyramide, pour élargir la base. On ne m'écoute pas, donc j'en ai pris mon parti. Donc je le fais. Puis après je dirai "Mais qu'est-ce qui vous empêche de faire comme nous?" Donc je vais rester dans ma Vendée, à faire des minimes, des cadets.

Quels sont les axes de travail?

On a aujourd'hui des problèmes et on les a identifiés, mais on ne trouve pas de solution. Tout le monde parle des chutes. Mais tous ceux qui en parlent savent qu'ils n'ont pas le droit d'avoir le téléphone à l'oreille quand ils conduisent, pourtant ils sont pour l'oreillette. Ce n'est pas très cohérent. Donc aujourd'hui, soyons cohérents.

Moi, je serais partisan qu'on instaure un statut de capitaine dans les équipes et que ce capitaine connaisse les autres capitaines. Des gens qui ont payé leur cotisation, inscrits dans une sorte d'éthique, qui ont donné des garanties. Et que ces gens-là règlent leurs problèmes à table, dans la chambre. "Attention, tu es en danger, tu nous mets en danger." Il y a des contrats UCI, vous pouvez les regarder, avec des clauses de rendement, c'est scandaleux. Les coureurs qui ont des clauses, tant de points, regardons, publions. Il y a le jeunisme aussi. À 23 ans, on est vieux, ça c'est pas bien. Parce que les scientifiques nous ont bien dit, dans les sports comme le nôtre, comme l'athlétisme, le marathon, ce sont des sports endurants. La plénitude, c'est 25-35 ans. Pour moi, Tadej Pogacar et Remco Evenepoel, ce ne sont pas des exemples, ce sont des exceptions. J'ai commandité à mon équipe du marketing et de la communication le chiffre des ex-pro de 22 ans français. C'est gravissime. On tue, on broie, on consomme. Dire à un jeune "Ton contrat de néo-pro est fini" parce qu'il faut faire de la place pour les autres, pour ne pas louper la perle rare, ça arrive bien plus qu'avant. On fait de la consommation. Pas chez nous.

Mais on connaît ça dans le foot avec des primes au nombre de matchs ou de buts par exemple et une explosion des salaires et des budgets. Vous avez peur de cette évolution avec le danger de vivre les soucis du football actuel?

La chance du vélo, c'est que le foot a fait des erreurs et on ne doit pas aller dans le même chemin. Je pense qu'aujourd'hui, la chance qu'on a, c'est qu’on a un an d’avance sur le compte d'exploitation. On ne dépense pas l'argent qu'on n'a pas. On n'a pas de relégation sauf au bout de trois ans pour ceux qui ont vendu le World Tour. Pour moi, le World Tour, c'est une conséquence. Donc l'argent perturbe beaucoup de structures. La nôtre était potentiellement en danger, on attendait l'invitation très tardive du Tour de France. Je connais des dirigeants qui ont même dit qu'ils pouvaient se passer du Tour de France. Mais qu'ils s'en passent, moi le Tour de France je n'y touche pas, c'est sacré.

Sans le Tour de France, il n'y aura plus de cyclisme. On est tellement un sport mal géré. On ne peut pas faire du cyclisme sans population. Moi franchement, je vais vous l'annoncer, j'espère qu'il y aura trois Vendéens au Tour de France cette année. Vous imaginez mon département, la fierté de mon département, travail de fond depuis des années, sans tricher. 130 coureurs sont passés professionnels dans ma structure. On ne va pas dire qu'en Vendée il y a un potentiel énorme, mais avoir trois coureurs potentiellement au Tour de France, c'est une belle récompense.

Ça a été un soulagement d’avoir l’appel de Christian Prudhomme qui vous a annoncé votre sélection pour le Tour de France?

Oui, parce qu'il y a des choses qui ne me plaisent pas trop. J'ai confiance en Christian Prudhomme et en l'amour qu'il a du Tour de France. On a fait un très beau Tour de France. On ne l'a jamais abîmé. On a une histoire avec le Tour de France. On a des maillots de grimpeurs à Paris, des maillots blancs à Paris, des maillots jaunes portés longtemps par Thomas Voeckler. Christian nous rappelle souvent le pic d'audience du Plateau de Beille, 11,5 millions. C'est le Français qui luttait contre Armstrong! Le seul chiffre d'affaires que nous avons dans le cyclisme, ce sont les audiences. Pour que vous puissiez vendre vos journaux, que vous soyez écoutés et que le Tour soit regardé. C'est notre chiffre d'affaires, donc on ne doit pas l'abîmer. Mais si demain on connaît le vainqueur à l'avance, on peut se lasser. Voeckler qui se bat contre Armstrong, les gens étaient heureux. Je voyais des sourires, j'ai vu des enfants coiffés comme Thomas. Je vais me mettre à pleurer. On avait vraiment des raisons d'exister, on faisait du bien, et ça, ça n'a pas de prix.

Mais Christian Prudhomme vous dit "Si je n'ai pas une 23e équipe, je ne peux pas vous inviter"?

C'est une bonne question, parce que Tudor et UNO-X, ce sont des vrais projets, qu'on ne doit pas empêcher. Avec de jeunes dirigeants, Fabian Cancellara et Thor Hushovd. Mais quelle place ont-ils? Ils ne peuvent pas être au Tour de France si on n'élargit pas. Tout est fragile. Combien de Français seront au départ du Tour cette année, ça sera encore une bonne question,

Si vous n’aviez pas été au départ du Tour, l’équipe disparaissait?

C'est plutôt moi qui baisse les bras. Peut-être. Benoît Génauzeau (Directeur général qui va lui succéder) a une mission. Elle est lourde, un héritage. Mais j'ai envie de profiter de la vie aussi. J'ai envie de profiter de mes petits-enfants, mais j'ai une mission. C'est vrai que s'il n'y a pas le Tour de France, je n'ai plus l'énergie pour aller voir mes entreprises pour leur dire "il y a des minimes et des cadets à faire courir". C'est vrai qu'il y a tout un écosystème. Moi j'étais personnellement en danger avec l’envie d'arrêter. J'ai 69 ans dans quelques jours, ce que je veux c'est dire ce qui ne va pas. Et il n'y a que le Tour de France qui va très bien en réalité. Merci le Tour de France. Aujourd'hui notre sport a un problème de direction. Il faut que nos dirigeants puissent se projeter un petit peu. Où ils nous emmènent?

Il y a un mois, un site web lançait une petite bombe en annonçant que TotalEnergies souhaitait financer l’équipe Ineos-Grenadiers. Ça n’a pas l’air de vous perturber?

Sans commentaire. Car je ne veux pas alimenter. Moi, je suis en phase de développement de mon équipe et c’est ce qui m'importe. Que mon équipe sorte de cette zone de danger avec le risque de ne pas être au Tour de France. Le journaliste doit contrôler ses sources et puis les réseaux sociaux, les machins, les trucs… Moi je ne suis pas abonné, je me suis préservé. J'ai des gens chez moi qui le font, je ne suis sur aucun réseau social. Donc je suis un peu étanche et je me fiche un peu de ce qui se dit.

Mais quand vous voyez ça sortir, vous appelez TotalEnergies?

Non, non, ils sont au courant, à la seconde. J'ai fait une belle rencontre dans ma vie, c'est Xavier Caïtucoli et Fabien Choné qui ont créé Direct Energie, des amis pour la vie qui ont vendu à TotalEnergies. Je me retrouve chez TotalEnergies et c'est vrai que je suis jalousé. On est transparents avec le président Patrick Pouyanné. Il sait qui on est. Maintenant c'est vrai que certains rêveraient d'avoir un sponsor aussi puissant.

Vous évoquiez vos prochains 69 ans. Vous êtes-vous fixé une date pour transmettre officiellement?

C'est Benoît qui va me remplacer, ça c'est acté. Mais c'est vrai que je dis merci à ma mère, qui courait tout le temps, car j'ai une bonne santé. Je ne me sens pas vieux, et puis j'ai tellement de projets. Il faut que je finisse ce que j'ai commencé, ça c'est important pour moi, pour ma conscience. Et malheureusement, ce n'est pas pour tout de suite. Il y'a quand même du boulot. On est de passage, il faut laisser une belle trace. Je ne vais pas aller trop loin parce que j'ai de l'émotion. Mais j'ai tellement eu de chance dans ma vie, qu’il faut que je redonne encore plus, toujours plus. Il y a des larmes de joie que j'ai eues, qu'aucun milliardaire ne pourra se payer.

Propos recueillis par Pierre-Yves Leroux