"C'est la jungle": chutes en série, tension extrême... Le peloton du Tour de France est-il devenu fou?

C'est l'une des images fortes de la première semaine du Tour de France 2025. Lundi après-midi, alors qu'il vient bien malgré lui d'envoyer au sol Jasper Philipsen lors de la 3e étape vers Dunkerque, Bryan Coquard voit débouler un Jonas Rickaert hors de lui. Lieutenant du maillot vert dans les rangs d'Alpecin-Deceuninck, le rouleur belge se sent soudainement pousser des ailes au point d'aller pourrir le sprinteur de Cofidis, gestes et mots à l'appui. Il se permettra même d'en remettre une couche en interview à l'arrivée.
Cette séquence d'un Rickaert déchaîné, venu donner la leçon à Coquard, a fait hurler Jérôme Coppel, ancien coureur et consultant pour RMC, pour qui cet épisode illustre bien les guerres d'egos à l'œuvre en coulisses. "Ça me rend fou, certains ont des melons surdimensionnés parce qu'ils sont dans de grandes équipes et ont de très bons coureurs avec eux. Il faut qu'ils redescendent sur terre. Ils ne font que du vélo, ils ne sont pas en train de changer le monde", a-t-il vitupéré, avant d'élargir le débat au comportement plus global du peloton.
"Les fois où on aurait envie de lâcher et de se relever, on ne le fait pas"
Un monde énigmatique, régi par des lois non écrites, où l'on peut passer en un instant d'une forme de somnolence à des sommets d'électricité. Un rien suffit à tout embraser dans cette zone de turbulences dominée par les plus gros poissons et déchirée par des luttes d'influence.
Déjà visible le reste de la saison, la tension explose son plafond durant ces trois semaines de juillet. "C'est la preuve que c'est la plus grande course au monde. La nervosité est présente dès le départ", expose Cédric Vasseur, manager de Cofidis, en écho notamment à l'embrouille ayant opposé dimanche le golgoth italien Jonathan Milan au maillot vert de la dernière édition, l'Érythréen Biniam Girmay.
"On sent qu'il y a un engagement total de chaque coureur, tout le monde veut briller, donc on prend parfois un peu trop de risques", avance-t-il.
"On pousse plus sur les pédales que sur une autre course et il y a plus d'incidents qu'ailleurs. Les fois où on aurait envie de lâcher et de se relever, on ne le fait pas parce qu'on se dit qu'on est sur le Tour. On attend que la ligne soit franchie pour se relâcher. Mais c'est la jungle sur toutes les courses, il n'y a pas de code de la route dans le cyclisme." Un constat partagé par Mauro Gianetti, patron d'UAE Team Emirates et du maillot jaune Tadej Pogacar: "On s'attendait à cette nervosité. Tout le monde a la volonté d'être devant, de se montrer et d'essayer de gagner une étape. C'est ça le Tour de France!"
Pression dingue et fatigue extrême
Un lieu de vie et de castagne, où 184 coureurs et 27 nationalités différentes - sur la ligne de départ - doivent apprendre à cohabiter. En passant ensemble jusqu'à cinq heures par jour. "C'est assez symptomatique. Prenons un exemple: sur le Dauphiné, on est 30 personnes au sein d'une équipe, coureurs et membres du staff confondus. Trois semaines plus tard, on arrive à 50 au départ du Tour. Plus de staff, plus de monde, plus d'organisation, plus de médias, c'est le Tour, on le sait. Ce n'est pas une course normale", étaye Sébastien Joly, directeur de la stratégie sportive pour Decathlon AG2R La Mondiale.
Ici, la pression est partout - dirigeants, sponsors, public - et si certains s'en nourrissent et en redemandent, d'autres aspirent avant tout à s'en sortir indemnes. "Il y a beaucoup de stress, beaucoup de chutes. Moi j'ai pris zéro plaisir sur les premières étapes. Le mieux, c'est de laisser passer les jours et d'attendre que ce soit moins nerveux", confie le Nantais Louis Barré de l'équipe Intermarché-Wanty, qui découvre à 25 ans la lessiveuse du Tour et ses caractères éruptifs.
"C'est sous tension depuis le départ de Lille parce qu'on est tous concentrés au maximum. Dès la première étape, les jeunes étaient éclatés de fatigue nerveuse quand ils sont rentrés au bus. C’est de la tension permanente. On a les épaules tendues. C'est dur nerveusement et c’est quelque chose que les jeunes doivent apprendre à gérer", embraye Arnaud Démare, plus de dix ans d'expérience chez les pros et vigie rassurante pour ses équipiers d'Arkéa-B&B Hotels.
Lui est bien placé pour questionner l'évolution des mentalités, alors que des voix se sont élevées dans un passé récent, de Peter Sagan à Michael Matthews, pour dénoncer "une anarchie totale" - dixit le Slovaque - et un prétendu manque de respect des plus jeunes.
"On s'énerve facilement dès qu'un coureur commet une petite faute"
"Il n’y a plus le même respect qu’avant", a confirmé Démare auprès de la RTBF. "On ne fait plus attention aux autres. C’est toi ou moi. On préfère que ce soit l’autre qui soit par terre plutôt que soi-même." "Tout est exacerbé lors des arrivées en sprint massif, mais il y a toujours eu des chutes", nuance Thierry Gouvenou, directeur de course du Tour de France. "Par contre, je m'aperçois que le matériel ne permet plus aux coureurs de commettre la moindre faute. Dès qu'ils en font une, ils sont éjectés de leur vélo et ça rajoute de la tension. C'est un vrai problème de sécurité pour les années à venir."
Aurélien Paret-Peintre, lui, veut croire que le peloton "reste globalement fair-play". "J'ai vu Girmay et Milan s'expliquer après leur accrochage. Il faut vraiment faire la différence entre ce qui se passe sur la course et en dehors du vélo. Mais c'est sûr qu'il y a tellement d'enjeux sportifs…", pointe le Haut-Savoyard de Decathlon-AG2R La Mondiale, marqué par ces batailles et ces journées sans répit, où il faut "rouler à bloc même sur les étapes de transition".
Les cartons jaunes, une vraie solution?
"Tous les coureurs ont envie de faire quelque chose, ça rend la course ultra-nerveuse. Il y a aussi les oreillettes, le public… Ça a toujours été comme ça, mais il y a beaucoup de choses qui se passent dans le feu de l'action. On frôle la chute à plein de moments, ça fait monter la pression. On s'énerve facilement dès qu'un coureur commet une petite faute, on peut perdre son sang-froid", reconnaît-il. "Le sport peut nous amener à des sentiments beaux et nobles comme nous abaisser à des instincts vils. L'état de fatigue rend l'insulte facile et ramène à une forme d'animalité", disait aussi Guillaume Martin-Guyonnet l'an dernier dans les colonnes de L'Équipe.
C'est dans un souci de renforcer la sécurité des coureurs, et pour tenter de refroidir les esprits les plus surchauffés, que l'Union cycliste internationale (UCI) a introduit en début de saison un système de cartons jaunes pour sanctionner tout comportement dangereux. Un dispositif qui se retrouve aujourd'hui sous le feu des critiques, la faute au carton adressé lundi à… Bryan Coquard après l'abandon sur chute de Philipsen. En juin, le Néerlandais Oscar Riesebeek avait été le premier à recevoir deux cartons jaunes lors de la même épreuve, ce qui lui avait valu d'être exclu du Tour de Belgique.