"On court après un retard de dix ans": le constat lucide de la pionnière Laura Di Muzio sur le rugby féminin en France

C’est une pionnière dans le monde du rugby féminin. Ancienne internationale à sept et à quinze, Laura Di Muzio reste très active depuis de nombreuses années pour faire avancer sa discipline. Dirigeante du Stade Villeneuvois, club historique du championnat de France, elle tente de rivaliser avec les grosses écuries et, surtout, de transformer le quotidien des rugbywomen de haut niveau, encore toutes amateures à l’exception des internationales du XV de France.
Il y a deux saisons, la demi d’ouverture de 35 ans, qui rechausse parfois les crampons, a notamment mis place, pour la première fois en France, des CDD Sportifs pour ses meilleures joueuses. Une solution qui demeure précaire selon elle. Consultante pour TF1 durant la totalité du Mondial en Angleterre, elle dresse aujourd’hui l’état des lieux du rugby féminin sur RMC Sport.
Beaucoup parlent de la Coupe du monde 2025 comme d’un tournant décisif, avec des records de billets vendus… Partagez-vous cette opinion?
Clairement. Les Anglais ont vraiment bien organisé et préparé le terrain. Quand on voit que la finale à Twickenham se jouera à guichets fermés, que plus de 400.000 billets vont être vendus, et qu’il y a plus de 500 accréditations médias… Tout explose! En termes de visibilité, forcément, tout va changer, que ce soit dans les stades ou devant la télévision. Déjà, en Nouvelle-Zélande, il y avait un petit effet, avec le record d’affluence battu sur un match avec plus de 40.000 personnes. Mais de notre regard européen, c’est différent. Là, le fait que ce soit en Angleterre offre une visibilité que notre sport n’a jamais connue.
Pourquoi cette Coupe du monde plus qu’une autre?
À chaque édition, il y a un nouveau retentissement. Déjà en 2014, en France, il y avait eu un véritable effet Coupe du monde, mais à une autre échelle. À l'époque, on se réjouissait de voir des matchs avec 5.000 spectateurs. Mais aujourd'hui, il y a un alignement: une très grosse médiatisation, de nouvelles compétitions créées (WXV 1, 2 et 3) et des joueuses devenues de vraies ambassadrices, notamment grâce aux Jeux olympiques. Tout cela donne forcément à cette édition une saveur particulière. Et en plus, l’Angleterre a mis les petits plats dans les grands. C’était le pays où il fallait organiser la Coupe du monde.
Le début de compétition est rythmé par des scores fleuves: 69-7, 73-0, 38-8, 65-7 ou encore 24-0 pour l'équipe de France. Cette année, le format est passé de 12 à 16 nations et l'intérêt sportif inquiète forcément...
Cette ouverture est une volonté de World Rugby pour développer la discipline. Il est clair que, dans chaque poule, les quatre équipes récemment qualifiées vont être en difficulté. Mais il faut passer par là. En revanche, le haut du panier s’est resserré. Depuis trois ans, des équipes, comme le Canada ou l’Irlande, s’invitent parmi les meilleures nations mondiales et montent en puissance. Bien sûr, il y a une hégémonie anglaise, assez impressionnante. Mais, de manière générale, les matchs deviennent très intéressants à suivre. Le niveau moyen augmente.
Depuis le Covid, les Anglaises ont vraiment accéléré leur structuration et leur professionnalisation. L'écart se creuse... Et nous restons sur une série de 16 défaites consécutives face à elles.
Justement, les Anglaises sont les grandissimes favorites à la victoire finale. Elles n'ont plus perdu un match depuis la dernière Coupe du monde, soit une série de 27 victoires consécutives. Les Françaises pourraient croiser leur route en demi-finale. Peut-on créer la surprise?
Évidemment, nous pouvons toujours créer la surprise sur un match. D’autant plus que les Bleues ont l'habitude de les jouer. Lors du dernier Tournoi des Six Nations, le match était extrêmement serré, et les Anglaises ne s’attendaient pas à une telle résistance. C’est une équipe que l’on peut faire déjouer. En revanche, il faut sortir le "match parfait", avec une défense capable de les empêcher de développer leur jeu. Il suffit de voir le match d’ouverture: dès qu’elles commencent à avancer, elles deviennent injouables. Si on les croise, il faudra livrer la performance de la décennie en rugby.
Comment expliquer un tel écart avec nos rivales anglaises?
Chez les jeunes, notre équipe de France a souvent l'avantage. La différence se creuse clairement au passage à la compétition domestique. Il y a un énorme décalage de niveau entre le championnat français et celui d'Angleterre, qui s’est professionnalisé. Aujourd'hui, les joueuses britanniques évoluent tous les week-ends à haut niveau, tandis qu’en France, l’Élite 1 commence seulement à se structurer. Ça avance par rapport à avant, mais le retard accumulé se fait sentir: en équipe nationale, nous manquons de rythme et d’intensité pour rivaliser sur la durée. Le développement de notre compétition domestique est donc essentiel, afin que les joueuses soient prêtes, demain, pour le niveau international. Depuis le Covid, les Anglaises ont vraiment accéléré leur structuration et leur professionnalisation. L'écart se creuse... Et nous restons sur une série de 16 défaites consécutives face à elles.
Depuis deux ans, je vois de vraies avancées. La nouvelle gouvernance de Florian Grill a pris le sujet à bras-le-corp, ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est super! Le problème, c’est qu’on court après un retard de dix ans.
Pourtant, le nombre de licenciées explose et l’exposition du rugby féminin n’a jamais été aussi grande. Canal+ a notamment diffusé des rencontres d’Élite 1 la saison passée… Quels sont les freins à la création d’un championnat de très haut niveau?
Le plus gros problème reste la structuration de nos clubs. En tant que présidente du Stade Villeneuvois, j’aimerais vraiment pouvoir offrir à mes joueuses la possibilité d’être professionnelles, de leur garantir au moins un SMIC... Mais, pour l’instant, nous n’en avons pas les moyens. Il faut que les clubs se structurent, et soient accompagnés par la fédération pour prioriser certains chantiers, comme la création de centres de formation, par exemple. Il faut aussi structurer le championnat et le rendre suffisamment attractif pour attirer des sponsors et générer des retombées financières. Il y a tout un sujet à démêler pour franchir des étapes.
La Fédération avance qu’il ne faut pas se précipiter pour avancer sur la structuration d’un futur monde professionnel…
C’est bien là toute la problématique: Il faut du temps pour bien faire les choses. Sauf que, de l’autre côté de la Manche, les Anglaises l’ont déjà fait! Plus c’est long, plus l’écart se creuse... Voilà le danger. À un moment donné, il faut se lancer et faire le premier pas. Travailler avec Canal+, par exemple, est une première marche importante. Mais si les clubs ne sont pas accompagnés, on aura beau avoir le plus bel emballage, tout risque de s’effondrer. Les clubs ont besoin de soutien pour se préparer. Car si on vend, notre championnat mais que le spectacle n’est pas au rendez-vous, ce sera un coup d’épée dans l’eau. Mais franchement, depuis deux ans, je vois de vraies avancées. La nouvelle gouvernance de Florian Grill a pris le sujet à bras-le-corp, ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est super! Le problème, c’est qu’on court après un retard de dix ans.
Actuellement, (les joueuses) jonglent avec des emplois du temps et des vies très intenses pour rester performantes. Et parfois, elles se mettent en danger. On n’a pas encore trouvé la bonne formule.
Au sein de votre club, le Stade villeneuvois vous avez mis en place il y a maintenant deux ans des CDD sportifs (pour huit joueuses), une première au niveau du rugby féminin. Cette initiative est-elle viable à long terme et réplicable à une plus grande échelle ?
On aimerait en proposer beaucoup plus (des contrats)! Mais, ce sont des contraintes financières. Le modèle est totalement réplicable… Mais aujourd’hui, le CDD que nous proposons à certaines joueuses, c’est 550 euros par mois. C’est bien, ça permet d’alléger certaines charges, comme le loyer… mais ça ne change pas fondamentalement la donne. Ce n’est pas suffisant pour se consacrer pleinement au rugby. C’est une petite première étape, mais on ne peut pas s’en contenter.
Il faut réussir, demain, à mettre en place au moins un SMIC, pour permettre aux joueuses d’envisager une vraie double carrière. Actuellement, elles jonglent avec des emplois du temps et des vies très intenses pour rester performantes. Et parfois, elles se mettent en danger. On n’a pas encore trouvé la bonne formule. La solution n’est pas forcément le tout-professionnel, mais plutôt la reconnaissance de la réalité de la vie d’une sportive de haut niveau. Nous avons à cœur de travailler sur le statut de la joueuse: pour qu’elle soit reconnue contractuellement, puisse négocier avec un employeur ou une école, bénéficie d’une assurance en cas de blessure, et bien sûr, cotise pour sa retraite. C’est une bataille permanente au quotidien pour être reconnu au haut niveau.
Malgré tout ça, sentez-vous une nouvelle dynamique qui s’installe autour du sport féminin et du rugby en particulier?
Il y a assurément une belle dynamique. Les clubs et le championnat se structurent. Il y a une mise en avant, beaucoup de communication. Maintenant, des joueuses étrangères viennent jouer dans le championnat. Ça bouge! Il faut réussir à mettre en place le bon cadre, pour éviter que tout cela ne reste qu’une belle étincelle. Le championnat anglais n’est pas parfait, mais il a su créer son engouement. À l’heure actuelle, nous sommes dans une phase de transition. Le potentiel et le rugby sont là.