"Il faut forcer le destin", "c'est la guerre": comment naissent les échappées du Tour de France

"La pire journée de ma vie." Séché par une violente intoxication alimentaire, Thomas Gachignard s’est pris de plein fouet la dureté du Tour de France et son caractère impitoyable, mardi, dans le décor désertique du Ventoux. Sacré roi du mont Chauve et libérateur du clan tricolore, Valentin Paret-Peintre en était déjà à raconter son triomphe depuis une bonne demi-heure lorsque le Niortais de TotalEnergies est apparu seul, occis par tant d’efforts, au moment de couper la ligne en dernier. Un calvaire pour cet attaquant qui n’aime rien de plus que fuir le peloton pour se porter à l’avant et ouvrir la route. Ce qu’il tentera à nouveau d’accomplir, soyez en sûr, pour la dernière étape de ce Tour destinée aux baroudeurs, entre Nantua et Pontarlier ce samedi, à la veille du feu d’artifice attendu dans la butte Montmartre.
Jambes de feu et arrangements entre amis
Loin de la lutte pour le général, Gachignard et tant d’autres ne vivent que pour cette quête de l’impossible. Une délicieuse folie qui les pousse à se jeter à corps perdu dans des numéros le plus souvent voués à l’échec. Une recherche de liberté pour certains, un besoin d’exister et de vivre pleinement la course pour d’autres, et au fond ce même but : goûter à une épopée. "Ça paraît facile à la télé d’intégrer une échappée, mais c’est tellement galère! Encore plus sur le Tour, et encore plus en troisième semaine. Il n’y a pas de formule magique, mais il faut au moins réunir trois choses: de bonnes jambes pour ne pas te retrouver à contretemps, du flair pour sauter dans les roues et une grosse dose de chance pour être là quand ça part pour de bon. Si tu as tout ça, c’est jouissif", sourit notre consultant RMC Jérôme Coppel.
Lui avait l’habitude, en cas de bon de sortie accordé par ses directeurs sportifs, d’aller gratter des renseignements ici et là avant le départ, ou dans les premières minutes de la course, sur les intentions d’untel ou untel. Pour être certain de ne pas se retrouver seul dans un bras de fer contre la meute. "J’en parlais avec des copains du peloton, y compris d’équipes rivales. ‘Toi tu sens comment aujourd’hui? T’es chaud de tenter un truc? Ok, alors il faudra être super bien placé dès le départ.’ Ça m’est arrivé l’année où je fais 4e sur l’étape du Tour à Gap (en 2013). On est en début de journée, ça bastonne vraiment dur. Et Thomas Voeckler me dit: ‘Allez, c’est maintenant, on y va ensemble!’ On est sortis et on a réussi à se retrouver devant", rejoue l’ancien de Cofidis.
"Il faut y aller une fois, deux fois, dix fois"
Malgré la gloutonnerie de Tadej Pogacar - au moins en début de Tour - et une poignée d’étapes cadenassées par les équipes de sprinteurs, des rebelles comme Ben Healy, Jonas Abrahamsen ou Valentin Paret-Peintre ont trouvé la clé sur cette édition 2025. Pour bousculer l’ordre établi et maintenir l’esprit de ces échappées qu’on dit en voie de disparition. "Pour avoir une chance de réussir, il faut mettre des choses en place tous les jours, mais ça ne dépend pas que de nous. Il faut que ça convienne aux leaders, en fonction des intérêts de chacun. Beaucoup de paramètres entrent en compte. Ça demande un mélange d'intuition, d'anticipation et d'observation", développe Marc Madiot, manager de Groupama-FDJ, qui avait pesté contre l’attitude de ses hommes, constamment à contre-courant lors de la 11e étape chipée par Abrahamsen à Toulouse.

Ce jour-là, la bataille pour l’échappée avait offert un merveilleux bazar, avec une pluie de bastons et de banderilles en tous genres au milieu d’un casting cinq étoiles avec Abrahamsen et son sourire angélique, mais aussi Mathieu Van der Poel, Wout Van Aert, Quinn Simmons ou Arnaud De Lie. "Il faut forcer le destin", appuie Cédric Vasseur, manager de Cofidis. "La victoire ne vient pas comme ça à vous sur le Tour. Pour espérer intégrer la bonne échappée, il faut y aller une fois, deux fois, dix fois, il faut insister et ne rien lâcher, être prêt à lutter parfois pendant une à deux heures. Regardez l’allure à laquelle le peloton roule chaque jour, ça va à une vitesse folle! Être fort physiquement ne suffit plus, c’est essentiel d’être bien placé et de bénéficier d'un petit coup de pouce du peloton qui vous laisse du terrain."
Compter sur les bouderies de Pogacar
C’est ce répit et l’inhabituelle passivité d’un Pogacar entré en mode boudeur qui ont accompagné Thymen Arensman vers un succès virevoltant à Superbagnères, avant que le Néerlandais ne remette ça à La Plagne. "C'est souvent le peloton qui décide...", embraye Laurent Pichon, coureur hier et directeur sportif aujourd’hui chez Arkéa-B&B Hotels. "On a beau être très fort, si deux-trois équipes se mettent à rouler derrière, ce sera difficile de résister. Il faut être dans un jour où Pogacar n’a pas envie d'aller chercher la victoire…", enchaîne le Breton, dont le meilleur souvenir sur le Tour reste son échappée de 154 bornes lors de la troisième étape en 2023. "Ce n'était pas du tout prévu que je me retrouve à l'avant. Mais l'équipe a une branche dans le sud-ouest et il fallait marquer le coup (rires). Au final, j'ai passé une journée magique. J’ai même eu droit à un appel de ma femme dans l'oreillette. Ce sont des moments qui restent gravés. En termes de frissons, c'était fou."

Chez Jérôme Pineau, aussi, les poils se dressent encore sur les avant-bras au moment de revenir sur ce 13 mai 2010, date de sa victoire sur le Tour d'Italie au bout d’une longue fugue. "Je me souviens avoir essayé de chauffer plusieurs gars, notamment Arnold Jeannesson, qui m’avait dit: ‘Ça ne sert à rien, on va se cramer.' Le soir, quand je l’ai revu à l’hôtel, je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire: ‘Tu vois, ce n’était pas si bête de tenter…’ La réussite d’une échappée, c’est de courir intelligemment. J’avais fait tout l’inverse en 2002 sur l’étape du Tour au Ventoux. Dans la radio, on me crie: ‘Putain les gars, on a personne devant, faut y aller!’ Je tente avec Sandy Casar de rentrer sur les mecs qui sont dans un groupe de tête. Un enfer. Je ne suis jamais revenu et j’ai fini cramé", témoigne Pineau, consultant pour RMC sur le Tour. Le profil de l'étape entre également en compte. Pas question de filer sur le plat avec un Lenny Martinez.
De l'art de choisir ses compagnons de fugue
"Tu dois identifier des mecs avec qui tu as envie d’être. Parce que tu les apprécies, parce qu’ils sont en forme, parce qu’ils ne sont pas dangereux au général et qu’ils ne vont pas te condamner… C’est plus facile de filtrer sur des étapes calmes. Sinon, c'est la guerre", résume Pichon. Dans le genre claustrophobe, Gachignard a aussi son mot à dire. La promiscuité du peloton? Très peu pour lui. Partir à l’abordage, n’importe où, n’importe quand, voilà ce qui alimente son feu intérieur. "Chaque jour, on fait tout pour aller dans l'échappée. La recette, c'est d'être tous unis et de la jouer collectif. Au briefing, on ne désigne jamais une seule personne autorisée à essayer, mais plusieurs. C’est ce qui nous distingue des autres et ça nous permet d'être souvent à l'avant. Mais il faut tellement se battre. C'est compliqué parce que ça roule ultra vite et ça frotte dès le départ. Il y a tellement d'enjeux pour être devant", confirme-t-il.
Un placement idoine au kilomètre zéro et des cannes de feu ne pèsent pas bien lourd lorsque les gros poissons du peloton ou les sprinteurs décident de se réserver le gâteau du jour sans laisser de miettes. "Quand j’étais chez Omega Pharma avec Mark Cavendish comme leader, c’était mon rôle de faire un peu la police sur les étapes qu’on cochait", explique Pineau. "J’étais briefé, je savais qui ne devait pas surtout pas aller dans l’échappée. Ça m’aidait aussi à anticiper la réaction du peloton quand j’étais moi-même devant. Là il faut penser à tout: ne pas trop bourriner, bien gérer ses relais, maintenir une bonne entente pour augmenter ses chances d’aller le plus loin possible… Il faut s'entendre avec l'adversité pour rivaliser avec le peloton." Sinon? "Tu es mort!"