Serie A: les hommes forts du 19e scudetto de l’AC Milan

Dimanche soir, l’AC Milan a obtenu et fêté son dix-neuvième titre de champion d'Italie. Au terme d’une saison éclatante, les Rossoneri ont soulevé un trophée tant convoité, onze ans après leur dernier succès en Serie A. Alors que les festivités se poursuivent dans toute la ville, du Duomo à Casa Milan, il est l’heure de revenir sur les hommes forts d’un projet désormais victorieux.
Elliott et les dirigeants pour un projet durable
En récupérant le club en juillet 2018 après l’incapacité de l’investisseur chinois Yonghong Li d’honorer ses remboursements, le fonds Elliott s’est retrouvé dans une situation inhabituelle: devoir gérer un club de football par obligation, alors que la feuille de route ne prévoyait au départ qu’une implication sur le financement d’une opération externe, comme il en gère des dizaines chaque année. Dès les premières semaines, Elliott s’est attaché à accélérer sur deux réalités: nommer les bonnes personnes aux postes stratégiques et parer au plus pressé alors que la reprise de la saison 2018/2019 débutait un mois seulement après la prise de contrôle.
Paolo Scaroni, Leonardo, Paolo Maldini, Frédéric Massara et Ivan Gazidis ont débarqué en l’espace de quelques mois en Lombardie. Le premier, passé par les plus grandes entreprises privées du monde (Enel, Eni, Veolia, Generali, Rotschild…) a été nommé président de l’AC Milan, après avoir été élu au conseil d’administration du club alors sous contrôle de Yonghong Li. Il est devenu la figure tutélaire du club. Leonardo et Paolo Maldini ont eux repris le secteur sportif tandis qu’Ivan Gazidis a quitté Arsenal et est devenu l’expérimenté administrateur délégué.
Le club s'est structuré. Au départ de Leonardo en mai 2019, Frédéric Massara est devenu le bras droit de Maldini à la tête de la direction technique et sportive. L’ancien défenseur et capitaine de l’AC Milan est le garant de l’ADN du club rossonero et son implication au quotidien est constante, tant sur les discussions avec les potentielles recrues que sur la confiance donnée aux joueurs à travers plusieurs prises de parole.
Après une première saison gérée dans l’urgence, avec un mercato raté (prêt d’Higuain, Castillejo, Caldara, Piatek, Paqueta, Kalinic, Laxalt, Borini) et près de 200 millions d’euros dépensés, les dirigeants ont changé de stratégie. La cellule de recrutement a été remodelée, modernisée et renforcée. Le recrutement de l’équipe première s'est concentré sur des profils jeunes, dynamiques et techniques, capables d’apporter de la vitesse dans le jeu, une dimension physique notable et une dose de verticalité.
Mercato, assainissement et restructuration
C’est ainsi que Theo Hernandez, Ismaël Bennacer, Franck Kessie, Rafael Leao, Ante Rebic et Alexis Saelemakers ont débarqué à Milan. Ils font encore aujourd’hui partie de l’effectif et les quatre premiers ont été d’une importance fondamentale dans la progression sportive de cette équipe. Depuis 2000, l’AC Milan affiche d’ailleurs la plus jeune moyenne d’âge d’effectif pour un champion avec un peu moins de 26 ans.
Rapidement, les dirigeants ont également décidé d’assainir les finances. De la deuxième masse salariale de Serie A en 2018/2019, l’AC Milan est passé aujourd’hui à la quatrième sur ce même critère. Un grand nettoyage a été effectué et les salaires XXL ont été invités à partir, à l'image du gardien espagnol Pepe Reina, qui touchait 3 millions d’euros nets par an pour être le remplaçant de Donnarumma ou de Biglia, Suso, Borini, Montolivo, Abate, Bertolacci, Strinic, Musacchio et Rodriguez, qui dépassaient tous les 2 millions nets par an. Une gabegie indécente quand la grille salariale était comparée aux performances sportives.
La restructuration était inévitable. Un travail de fond nécessaire, parfois douloureux mais qui a fait ses preuves. Aujourd’hui, l’AC Milan affiche une masse salariale d’environ 100 millions d’euros brut par an. C’est deux fois moins que le Bayern, champion d’Allemagne, deux fois et demi moins que Manchester City, champion d’Angleterre, quatre fois moins que le Real Madrid, champion d’Espagne et près de cinq fois moins que le PSG, champion de France, selon une étude publiée la semaine dernière par la Gazzetta dello Sport.
Cette réduction des dépenses a engendré des départs sensibles. Porteurs de requêtes financières très élevées et en position de force en raison de leur contrat expirant, Gianluigi Donnarumma et Hakan Calhanoglu, deux grosses valeurs sportives de l’effectif milanais, ont quitté le club l’été dernier. Elliott a fixé des règles salariales qu’il ne veut pas faire exploser. Les adieux se sont fait sans drama, le club restant classe - à travers la figure de Maldini - jusqu’au bout, malgré une amertume compréhensible.
Cette saison, rebelote avec Franck Kessie et ses demandes jugées indécentes. Le milieu de terrain ivoirien quittera le club en fin de contrat. La ligne de conduite demeure: aucun joueur n’est plus important que le club et ne doit faire exploser la masse salariale. Derrière les contrats de Zlatan Ibrahimovic et Alessio Romagnoli (ce dernier est un "vieux" contrat hérité), aucun joueur ne touchait plus de 3,5 millions nets cette saison. À titre de comparaison, ils étaient 14 à la Juventus!
Une cellule de recrutement moderne et efficace
Avec la culture du sport américain de nombre de ses dirigeants, Elliott a vite compris qu’il fallait faire évoluer le logiciel de réflexion à l’intérieur du club. Le fond d’investissement a ainsi débauché Geoffrey Moncada afin de restructurer la cellule de recrutement et en assurer la gestion. Champion de Ligue 2 avec Claudio Ranieri à Monaco, champion de Ligue 1 également sur le Rocher, le Français a travaillé sur la modernisation du département scouting.
À son arrivée, il était composé de dix recruteurs italiens, pour la plupart avec un passé d’entraîneur, habitués à d’anciennes méthodes et peu à l’aise avec les langues étrangères. Elliott a rapidement pointé le coût de la cellule pour des résultats peu visibles. Moncada a profité de plusieurs fins de contrat pour faire venir d’autres recruteurs à Milan et en installer certains dans plusieurs régions: d’abord en France, en Allemagne et en Amérique latine, puis en Afrique et dans les Balkans. Avoir des hommes sur place permet aussi de réduire les coûts de voyage, Elliott étant surpris de voir que tous les recruteurs partaient de Milan en déplacement.
Peu après son arrivée, Moncada a aussi développé un département data à Casa Milan. Le but? Défricher le terrain, développer la recherche de joueurs, débusquer les footballeurs en fin de contrat, élargir la curiosité aux championnats hors des radars et aux compétitions de jeunes comme la Youth League. À travers cette recherche sur la donnée, deux profils ont émergé: Pierre Kalulu et Alexis Saelemakers. Les recruteurs sont ensuite allés sur le terrain pour suivre les deux joueurs qui ont déclenché entre 15 et 20 observations en direct afin de prendre une décision définitive.
Un autre exemple est marquant: celui de Theo Hernandez. Le latéral gauche français émergeait très haut dans les rapports statistiques du département data. Les hommes de la cellule de recrutement se sont mis en action et ont découvert qu’ils étaient les seuls à aller voir ses matches à la Real Sociedad, alors que le joueur était prêté par le Real Madrid. La suite est une franche réussite.
Le cas de Mike Maignan est également emblématique de ce double travail sur la data et le scouting. Lorsque Milan comprend qu’il va perdre Gianluigi Donnarumma en début d’année 2021, les dirigeants demandent à la cellule de lancer les recherches sur les meilleurs portiers européens, à travers la data et l’observation vidéo. Le profil de Maignan ressort immédiatement, bien au-dessus de tous les autres.
Une confiance aux jeunes
Le dernier verrou à faire sauter se jouait dans la tête et autour des croyances héritées d’un passé glorieux. Une habitude liée à certaines circonstances. Pendant très longtemps en Italie, et même encore aujourd’hui pour un certain type d’entraîneur, un jeune ne pouvait pas débuter dans un grand club sans avoir fait la fameuse "gavetta" (expression très utilisée en Italie qui signifie : partir du bas pour atteindre le haut, avoir des expériences humbles avant de goûter au haut niveau) en Serie B ou dans un club "mineur" de Serie A.
Dans les murs de Casa Milan, on entendait souvent que tel joueur ne pouvait pas signer car "il n’était pas prêt pour Milan" ou parce que "jouer à San Siro n’est pas si simple". Moncada a travaillé pour éliminer cette rhétorique et changer le mode de pensée, voyant aussi que la jeune génération n’a plus peur de grand chose, et certainement pas de jouer dans un grand stade ou de porter le poids d’un maillot prestigieux. Ce qui a conduit à des recrutements comme Jens Petter Hauge (20 ans, Bodo Glimt), acheté 4 millions d’euros et revendu 12 millions à Francfort.
Enfin, alors que les multipropriétés prennent de plus en plus de place dans le football actuel, Milan n'y a pas eu recours. Des joueurs ont été convaincus par l’absence de club satellite ou d’équipe B: en signant à Milan, ils savaient que c'était pour y jouer et non pas pour être prêtés dans un club satellite pendant un ou deux ans. Même les jeunes ont pu évoluer avec la Primavera (U19), mais s’entraîner avec les professionnels.
L’évolution positive du chef d’orchestre
Remixant ce qui était déjà un remix de Freed from Desire, les tifosi Rossoneri ont dédié leur reconnaissance au travail de Stefano Pioli à travers la chanson "Pioli’s on fire", devenue un véritable tube à San Siro. Âgé de 56 ans, l’entraîneur italien vient de vivre la plus belle saison de sa carrière. Appelé à l’automne 2019 pour remplacer Marco Giampaolo, il a mis quelques semaines à prendre ses marques.
Quatorzième à son arrivée, Milan a atteint le lockdown dû au Coronavirus à la septième position. Mais c’est à la reprise des compétitions en mai 2020 que tout s’ est accéléré. Depuis, Milan affiche 195 points en 88 journées: 59 victoires, 18 nuls et 11 défaites. 2 points par match à cheval sur trois saisons. Une régularité exceptionnelle.
Dans son discours d’après-match dans le vestiaire milanais, Zlatan Ibrahimovic a donné comme point de départ le moment où tout le monde a compris les efforts à fournir, les sacrifices à faire et le travail à accomplir. Pour l’attaquant suédois, l’effectif est devenu un groupe uni lorsque tout le monde s’est aligné sur cet état d’esprit. Lui a aidé ce groupe à grandir, à devenir plus fort et plus exigeant.
Stefano Pioli le reconnaissait après le match du titre à Sassuolo ce dimanche : "Zlatan Ibrahimovic m’a énormément aidé à grandir." Il n’y a pas d’orgueil mal placé, pas de volonté de domination ou de mise en avant spectaculaire chez l’entraîneur de Milan qui a concédé avoir évolué depuis son arrivée à Milanello, dans son rapport avec les joueurs et sur ses idées de jeu.
Il n’y a pas vraiment de dogme chez Stefano Pioli. Il n’existe pas de volonté absolue d’avoir le ballon en permanence, pas plus qu’un refus de l’avoir largement si la situation le nécessite. Autour de son système en 4-2-3-1, Pioli fait varier les options et les attitudes. Un numéro 10 physique capable de prendre le 6 adverse en individuelle ou un 10 petit et technique pour les petits espaces? C’est selon l’adversaire. Un ailier droit faux pied qui rentre intérieur avec un gros penchant pour l’attaque ou un ailier d’équilibre, infatigable et utile dans les deux phases? C’est encore selon l’adversaire. Un double pivot avec plus (Tonali-Kessie) ou moins de muscle (Bennacer-Tonali)? C’est selon l’adversaire également.
Pioli a bâti un collectif
Une seule constante demeure chez ce Milan: la volonté de récupérer rapidement le ballon et ce bloc-équipe très regroupé et surtout très haut sur le terrain avec une prise de risque maximale. Milan est la deuxième équipe à avoir déclenché le plus d’actions de pressing cette saison derrière le Genoa de Blessin. Surtout, elle est en tête de cette mesure dans la partie haute du terrain, dans les 35 mètres adverses.
Pioli a réussi à construire une équipe ayant un état d’esprit collectif. Rafael Leao et Theo Hernandez ont pris la lumière médiatique mais chaque joueur se sait important. Même les "seconds couteaux" ont largement rempli leur part de travail, Milan ayant connu une série importante de blessures cette saison. Aucun joueur de champ ne dépasse les 31 titularisations en championnat.
Finalement, certains remplaçants de début de saison sont devenus des titulaires (Kalulu) tandis que d’autres comme Krunic, Florenzi, Messias ou Gabbia ont contribué aux bonnes performances de cette équipe. Le management de Pioli, souligné pour sa qualité par ses propres joueurs, a eu un effet positif tout au long de la saison.
Ouvert à la technologie et aux outils modernes, Stefano Pioli a longuement insisté sur la culture du détail depuis son arrivée à Milan. Après avoir célébré le but de Leao six secondes après le coup d’envoi à Sassuolo la saison passée, il avait indiqué que son équipe travaillait des systèmes d’attaque sur coup d’envoi, là où l’attention des adversaires peut ne pas atteindre les 100%. Les systèmes sont travaillés avant chaque match, selon les points faibles détectés par le staff de l’entraîneur en analyse vidéo. Des drones filment ces répétitions pour optimiser les déplacements et les joueurs ont une application pour revoir tout ce travail.
Finalement, l’impression générale est que Stefano Pioli a grandi en même temps que son équipe. Qu’il a bonifié ses joueurs et que son groupe l’a également rendu meilleur. Le parallèle peut être fait avec la Nazionale titrée à l’Euro 2020: une équipe sans stars, pas attendue, en qui peu de personnes croient, portée par un esprit collectif très fort, avec une homogénéité devenue un atout et qui s’est construite tout au long d’un chemin avant d’atteindre le Graal.
Une gauche forte, avec Theo et Leao
Devant un match du Milan cette saison, les yeux étaient inlassablement attiré par le côté gauche, incarné par Theo Hernandez et Rafael Leao. Les deux joueurs ont rendu leurs adversaires complètement fous et étaient clairement l’option offensive n°1 de cette équipe cette saison. C’est un témoin d’un grand déséquilibre avec un couloir droit bien moins influent.
En interne, on est d’ailleurs bien conscients qu’il faudra procéder à des changements lors du prochain marché des transferts. Car le côté gauche, point très fort de cette équipe, peut devenir une vulnérabilité de l’AC Milan si pour une raison ou une autre (blessure, suspension, turn-over), il ne parvient pas à faire la différence sur un ou plusieurs matches. Cette équipe a besoin de plus d’homogénéité dans la créativité et dans sa faculté à se créer des occasions.
En attendant, la dépendance au côté gauche a été flagrante et payante. Theo Hernandez a confirmé ses excellentes aptitudes offensives (cinq buts et six passes décisives) et a en plus ajouté une progression notable dans son travail défensif. Mais c’est bien balle au pied que le latéral tricolore impressionne le plus.
Il est le défenseur qui a provoqué le plus de fautes en Serie A cette saison et ses cavalcades sur le côté lui valent en Italie le qualificatif de "train": un joueur dynamique, explosif sur les premiers mètres, avec une densité physique qui lui permet de résister aux duels épaule contre épaule et avec une conduite de balle à haute intensité de grande classe. Son but contre l’Atalanta lors de l’avant-dernière journée a évidemment marqué les esprits.
Un cran plus haut, Rafael Leao a continué son entreprise de démolition. Le chef de chantier est déroutant, virevoltant et dominant. Sa technique dans les petits espaces lui permet de trouver une solution même quand un défenseur vient le marquer de près. Ses feintes de corps sont difficiles à contrer même lorsqu’il est dos au but car il a une facilité déconcertante à se retourner.
Et puis sa vitesse d’exécution une fois lancé fait de lui le parfait ailier de un-contre-un, un facilitateur d’ouverture de défense regroupée et un atout majeur en transition. Avec 9 buts et 11 passes décisives cette saison, il termine co-meilleur buteur de son équipe (à égalité avec Giroud) et meilleur passeur (devant Theo Hernandez). Son excellente saison lui a permis de décrocher le titre de "Meilleur joueur de la saison", décerné par la Ligue italienne.
2021, le dernier gant part, 2022, le dernier rempart
Avec le départ de Gianluigi Donnarumma à l’été 2021, l’AC Milan s’est retrouvé devant une succession peu évidente. Avec le travail de la cellule de recrutement, le profil de Mike Maignan a été rapidement identifié. L’ancien gardien du LOSC a débarqué en juin en Lombardie et s’est rapidement acclimaté à sa nouvelle vie milanaise. En interne, beaucoup louent sa personnalité positive et sa rigueur dans le travail. Le gardien français n’est pas avare en conseils auprès des jeunes portiers des Rossoneri et multiplie les séances, au point où il doit parfois être freiné par ses entraîneurs.
Avec 17 clean-sheets réalisées en 32 matches de championnat cette saison, Mike Maignan est devenu un dernier rempart extrêmement solide et fiable. Il affiche un différentiel "Post-shot expected goals - buts encaissés" positif de +8, très loin devant les autres gardiens champions nationaux (Courtois +5 ; Donnarumma +1,5 ; Neuer -1,2 ; Ederson -2,2). Ce total est le résultat du cumul du pourcentage de chance d’arrêter chaque tir affronté auquel on retire le nombre de but réel encaissé. Cela donne pour résultat "le nombre de buts évités". Plus le résultat est positif, plus le gardien a performé. S’il est négatif, alors le gardien a sous-performé.
Redoutable sur sa ligne, auteur d’arrêts réflexes détonnants, il est également très important dans la construction grâce à son jeu au pied de grande qualité, aussi bien sur passes à mi-distance que sur des longues ouvertures, l’une d’entre elles ayant même terminé en passe décisive pour Rafael Leao contre la Sampdoria. Renommé "Magic Mike" quelques semaines seulement après son arrivée, Maignan a fait oublier Donnarumma très rapidement.
Le 19e scudetto de l’AC Milan est donc le fruit d’un travail collectif à tous les étages du club: de la restructuration financière exercée par le propriétaire Elliott à la mise en place d’une cellule de recrutement compétente, en passant par la gestion de l’entraîneur et l’instauration d’une identité de jeu européenne, sans oublier les performances individuelles des joueurs. Une saison 2021/2022 validant toutes les actions effectuées depuis trois saisons et débouchant sur une forme de logique respectée : le travail finit toujours par bien payer.