Domination sans partage, suspicions grandissantes et blues final: l'étrange Tour de France de Tadej Pogacar

Le voici bientôt au rang de Chris Froome, à un sacre des légendaires Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault et Miguel Indurain. C'est pourtant avec la mine triste que Tadej Pogacar achèvera, ce dimanche 27 juillet 2025, son Tour de France, sur la plus haute marche du podium, à l'issue de la 21e et dernière étape sur les Champs-Elysées. Comme si ce maillot jaune avait un tout autre poids que les précédents. La fin de trois semaines d'euphorie d'abord, de blues ensuite.
"A la fin du Tour, on arrive chaque fois un peu fatigué. On essaie d'oublier, de penser qu'on est toujours bien. C'est normal qu'on arrive fatigué. Je pense que cette année c'était un peu plus dur pour tout le monde, tout le monde est peut-être plus fatigué que jamais", tentait de justifier Mauro Gianetti, manager d'UAE, à Pontarlier la veille. La fatigue physique oui mais c'est l'usure mentale du champion qui interroge. Cette mine éteinte sur les derniers podiums du maillot jaune et surtout ses déclarations à peine voilées.
"Qu'est-ce que je fous encore ici?"
Car Tadej Pogacar ne cache même pas sa lasssitude. "Ça commence à être un peu long, surtout avec cette météo aujourd’hui. Et avec la cérémonie après, c’est un peu long. J’ai juste envie d’aller au bus et de prendre une douche bien chaude", glissait-il en frissonnant à La Plagne. Au sommet du col de la Loze, ses propos étaient du même ton: "Parfois, je me demande: 'Qu'est-ce que je fous encore ici?' C'est tellement long trois semaines, on compte les kilomètres jusqu'à Paris. Je commence à être fatigué et j'attends la fin avec impatience. Je veux juste rentrer chez moi pour pouvoir faire autre chose de ma vie."
Quelques jours plus tôt pourtant, tout semblait au beau fixe. Au point de faire de lui le nouveau "cannibale" qui, comme Merckx à son époque, ne comptait rien laisser sur son passage sinon quelques miettes sur des sprints massifs. A Rouen, il avait mis tout le monde d'accord en devançant son principal rival de la saison sur les classiques, Mathieu van der Poel, et son grand adversaire annoncé sur ce Tour, Jonas Vingegaard. Il a remis ça à Mûr de Bretagne devant le Danois. Puis surtout à Hautacam après une performance tout simplement exceptionnelle, même pour lui, qui nous a habitués au caviar. Le lendemain, sur un contre-la-montre montagneux hyper exigeant, il avait plié le game à Peyragudes.
Quatre victoires et la promesse d'aller chercher le record absolu de succès (huit) sur un même Tour de France, détenu actuellement par le trio Pélissier (1930)-Merckx (1970 et 1974)-Maertens (1976). Il n'y en aura finalement pas d'autre. Tadej Pogacar a pourtant écrasé cette édition. Mais après les Pyrénées, c'est comme si une petite flamme s'était éteinte.
Pas de concurrent à sa hauteur
Lui qui aime tant s'amuser et trouver de nouveaux challenges pour chaque nouveau jour de course a sans doute regretté l'abandon de Mathieu van der Poel, son meilleur ennemi des Paris-Roubaix, Amstel ou Milan-Sanremo, touché par un vilain virus et contraint de renoncer avant la 16e étape. Il n'y avait guère que lui pour rivaliser - hormis sur les hauts sommets évidemment - avec "Pogi" dans l'entertainment. Les deux ont pour eux le goût de l'amusement, de l'imprévu et de la rivalité. Le Slovène aura dû se contenter d'un Jonas Vingegaard qui promettait monts et merveilles dans les Alpes et dont la stratégie personnelle, couplée à celle de son équipe Visma, aura échoué dans les grandes largeurs. Il ne l'aura devancé qu'une fois: à La Plagne... en finissant deuxième de l'étape derrière Thymen Arensman.

Tadej Pogacar, dont on attendait des coups d'éclat d'anthologie dans les Alpes, aura fait ce qu'un leader doit faire dans un Grand Tour: gérer son avance, ne pas se laisser piéger et ne pas prendre trop de risques. Sauf que le coureur UAE nous avait jusque-là plutôt laissé l'image d'un amoureux de la victoire qui n'a pas envie de gérer.
"Le soir de la dernière étape de montagne, tu peux souffler et te dire 'ça y est, j’ai gagné le Tour de France'. Tadej Pogacar, lui, il s’ennuie", regrettait le consultant RMC Sport Jérôme Coppel dans l’After Tour sur RMC au sortir des étapes alpestres. "Ce qu’il aime dans le vélo c’est jouer. Mais pour jouer, il faut être deux, sinon c’est un solitaire et tu t’ennuies. Au Dauphiné, Tadej s’est ennuyé. Il a demandé en pleine étape où en était sa compagne sur le Giro (Urska Zigart). Je suis désolé, il se fait chier, Tadej Pogacar!" Jérôme Pineau allait plus loin: "Il est bougon, presque dépressif. Ce n’est pas bon ni pour lui, ni pour l’équipe, ni pour le Tour. Il lance un message: 'C’est presque trop facile, je m’ennuie'."
De quoi "dégrader son image", comme le pense le consultant? Certains diront que la France n'aime pas les champions qui écrasent leur sport. Mais il n'est pas vraiment question de l'amour du public tricolore pour les éternels deuxièmes. Car ce nouveau sacre du Slovène d'UAE Team Emirates XRG aura fait naître un vent presque nouveau: celui du soupçons, de l'agacement face à cette domination qu'aucun autre coureur n'est en mesure de remettre en question. Il n'y était pas habitué, du moins pas dans ces proportions.
Un climat du soupçon qui commence à peser
Eric Boyer, ancien coureur et manager de l’équipe Cofidis, comparait la communication d'UAE au cas le plus célèbre de triche par dopage de l'histoire du sport en disant entendre "les mêmes mots que pour Armstrong" ; Sandy Casar, qui a couru à l'époque de Lance Amstrong, s'est dit gêné par "les attaques au pied des ascensions" en ajoutant "on ne voyait plus cela depuis mon époque". Quand un directeur sportif anonyme balançait à Ouest France que "les instances sont embarrassées". Même si devant les micros, la plupart se disent surtout impressionné par cet "extraterrestre" sans jamais parler de suspicion de dopage. "Tadej Pogacar est aujourd’hui le coureur le plus contrôlé, je n’ai aucune raison de douter de ses performances", assurait même le patron de l'Union cycliste internationale (UCI) David Lappartient à OF vendredi.
Les langues qui se délient, dans le peloton et le staff comme chez les spectateurs et observateurs avisés, auront-elles pesé dans la tête du champion? Personne ne pourrait le dire sinon lui-même. UAE a bien verrouillé la communication autour du sujet. A l'automne dernier, Tadej Pogacar devait déjà se défendre: il avait répondu à Christian Prudhomme, patron du Tour de France, qui estimait que "la question n'était pas illégitime" compte tenu du "passé du cyclisme".
"Le cyclisme est un sport dans lequel les gens ont fait, par le passé, tout ce qu’ils pouvaient pour être les meilleurs possibles. Ils ont risqué leur vie et on ne le sait pas, mais il y a beaucoup de coureurs qui sont aujourd’hui sans doute malades, qui ont des problèmes mentaux ou de santé à cause de ce qu’ils faisaient dans le passé à leur corps, il y a 30 ans", répliquait "Pogi" avant le Tour de Lombardie. "Dans mon opinion la plus honnête et humble, je pense que le cyclisme est un sport qui souffre énormément de cette époque, il n’y a aucune confiance. On espère qu’un jour les gens recommenceront à y croire."
Reste cette drole d'impression de lassitude du champion, qui juge peut-être avoir gagné trop facilement cette quatrième Grande Boucle. Au point que sa participation à la Vuelta, qui semblait acquise, s'écrivent désormais avec quelques pointillés. Couper, partir en vacances, se remettre en question pour se trouver de nouveaux défis: c'est souvent davantage dans les moments de doute que l'orgueil du champion se révèle le plus. Rendez-vous l'année prochaine?