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"Une vraie idiotie": Pogacar trop léger pour gagner Paris-Roubaix, idée reçue ou réalité implacable?

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Une semaine après sa démonstration de force sur le Tour des Flandres, l'insatiable et tout-terrain Tadej Pogacar s'attaque peut-être à son plus grand défi: remporter Paris-Roubaix ce dimanche dès sa première participation. Un Monument qui célèbre habituellement la puissance et s'ouvre rarement aux gabarits poids plumes comme celui du Slovène, même s'ils sont nombreux à y voir tout sauf un désavantage.

Il a beau engloutir des paquets de Dragibus à chaque arrivée, et mettre à profit ses heures d'entraînement pour faire le tour des boulangeries de la Côte d'Azur, Tadej Pogacar n'en reste pas moins un poids plume. Tout juste 66kg sur la balance pour 1,76m, et pas un chouïa de graisse en plus. Un physique fin et musculeux, fuselé pour la montagne.

Moins pour le Carrefour de l'Arbre et la Trouée d'Arenberg? C'est LA question qui nourrit les débats depuis que l'ogre slovène a décidé qu'il était temps, à 26 ans, de poser pour la première fois ses roues sur les pavés de Paris-Roubaix ce dimanche. La dernière fois qu'un vainqueur sortant du Tour de France s'y est essayé, c'était au printemps 1991 et Greg Lemond s'était classé 55e, à huit minutes de Marc Madiot. Au XXIe siècle, les Alberto Contador, Vincenzo Nibali, Egan Bernal et autres Jonas Vingegaard n'ont jamais osé chatouiller le monstre. Pas de quoi effrayer un Pogacar habitué à faire sauter les digues et bousculer les convenances.

Avec lui, la tectonique des plaques s'est déjà retrouvée chamboulée lorsqu'il s'est attaqué au Tour des Flandres. Un royaume taillé pour les beaux bébés qu'il a croqué avec une folle insolence en 2023, avant de récidiver il y a une semaine pour cueillir son huitième Monument. Même prévenus, les plus sceptiques s'évertuent pourtant à ne lui promettre rien d'autre qu'une longue journée de souffrance dans la poussière (et la pluie?) nordiste, la faute à un gabarit jugé trop frêle pour dompter ces pavés dodus et tranchants. À les écouter, les secousses de Paris-Roubaix seraient l'ultime limite à son ultra polyvalence.

"Il faut dire que ce n'est pas vraiment là qu’on attend un champion de ce type", sourit l’ancien coureur Jérôme Coppel, consultant pour RMC.

77kg sur la balance en moyenne pour le vainqueur

"Sur le Tour des Flandres, il a suffisamment de monts pour multiplier les attaques et faire la différence. À Paris-Roubaix, c’est tout plat! Ce n’est pas ici qu’il va faire parler ses qualités naturelles de puncheur et grimpeur. Je ne m'inquiète pas pour lui mais pour passer les secteurs pavés, encaisser les trous et pouvoir frotter, il faut quand même une belle puissance athlétique et musculaire." Les chiffres bruts ne disent pas autre chose. Sur les vingt-cinq dernières éditions, le vainqueur affiche un poids moyen de 77kg, contre 62,8kg pour celui du Tour de Lombardie. En 2004, le déménageur suédois Magnus Backstedt était carrément monté à plus de 90kg de carcasse lors de son triomphe surprise sur le Vélodrome de Roubaix. Une exception, tout de même, datée de 2001: le sacre du Néerlandais Servais Knaven et ses 68kg "seulement" sur le porte-bagages.

Maître des lieux depuis deux ans, Mathieu van der Poel navigue plutôt autour des 75kg. Comme Jasper Philipsen, son acolyte chez Alpecin-Deceuninck et dauphin en 2024, quand un Mads Pedersen, autre gros poisson, se plaît à 70kg. Aussi fin que les mèches qui s'échappent de son casque, Pogacar se gausse bien de toutes ces considérations.

"Je ne suis pas le coureur le plus lourd mais je ne suis pas le plus léger non plus", a-t-il évacué à l’approche du grand rendez-vous.

"Je me situe dans une catégorie intermédiaire. Et peu importe le poids, il faut toujours avoir des bonnes jambes." Ce n’est pas Frédéric Grappe qui le contredira. Spécialiste en biomécanique et responsable de la performance au sein de l’équipe Groupama-FDJ, son avis sur la question est "hyper tranché". "Oui, le poids est un paramètre qui peut compter, mais ce n’est pas du tout le plus important sur cette course. Que l'on puisse prétendre le contraire me fait doucement rigoler", souligne-t-il auprès de RMC Sport.

Centre de masse, "camion aux fesses" et comparaison avec Hinault

"Ce qu'il faut regarder, c’est la position du coureur sur sa machine, ses qualités physiques, sa fraîcheur mentale, la répartition de son centre de masse, le matériel… Il faut être gainé, bien calé sur sa selle, avoir le buste, le bassin et les épaules fixes. Pogacar sait faire tout ça. Avec en plus une belle souplesse et un pédalage harmonieux. Qu'il soit sur des pavés ou dans une montée de col, il n'a pas de mouvement parasite, c'est ce qu'il faut retenir."

Une analyse partagée par Jérôme Pineau, consultant pour RMC, qui s’était aventuré sur Paris-Roubaix sur sa fin de carrière. "C’est une vraie idiotie de dire qu’il faut absolument être lourd pour s’imposer là-bas. Ce n'est pas parce que tu viens avec un camion aux fesses que tu vas t'en sortir", tance l’ex-maillot à pois du Tour de France et manager d’équipe, qui précise également que les sections de pneus sur lesquelles roulent les coureurs (entre 30 et 33mm contre 25 auparavant) permettent aux moins costauds de mieux s'en sortir.

"Il faut avant tout un excellent rapport poids-puissance. Et le meilleur dans ce domaine, c’est Pogacar. Qu’il fasse 66kg, ce n’est pas du tout un problème. Il a tout ce qu’il faut: la motricité, l’assise sur son vélo, l’agilité et l’envie de se bagarrer. Je ne dis pas que tous les coureurs de son gabarit sont capables de voler sur les pavés, mais lui c’est un extraterrestre. Comme Bernard Hinault en était un." Maillot arc-en-ciel sur le dos, le "Blaireau" culminait à 65kg - pour 1m74 - lorsqu’il avait survécu à une poignée de chutes et de crevaisons pour s’adjuger l’Enfer du Nord au bout de sa quatrième tentative, en 1981. Quarante-quatre ans plus tard, il verrait bien le glouton d'UAE Emirates inscrire à son tour son nom au palmarès, certain que sa faim de loup et son génie compenseront sans souci son physique ascétique.

"Il peut gagner, évidemment", a-t-il affirmé dans les colonnes de Ouest-France.

Transfert de force et "marteau-piqueur"

"Il a les moyens de gêner Mathieu van der Poel. Je l'adore parce qu’il n’a peur de rien, il aime les classiques. Je ne comprends pas tous ceux qui disent qu’il faut être lourd pour gagner Paris-Roubaix. Moi je n’étais pas lourd et j’ai gagné, il suffit d’être adroit sur le vélo pour être à l’aise sur les pavés." La recette de la victoire ne serait pas plus compliquée que cela.

Fin 2024, au moment de lui remettre son Vélo d'Or, Tom Boonen avait aussi enjoint "Pogi" à aller défier les Flandriens sur leur terrain de jeu. Sans s'attarder sur sa morphologie, l'ancien champion belge, quadruple vainqueur de Paris-Roubaix et 82kg au compteur au temps de sa splendeur, lui avait simplement conseillé de "rouler vite, tenir compte du vent et tout ira bien". Carnassier au corps d'oisillon, Pogacar n'aurait donc aucune raison de complexer devant la ribambelle de frigos américains attendus au départ de Compiègne. Après tout, n'avait-il pas siffloté sur les 20km de secteurs pavés au menu de la cinquième étape du Tour 2022, entre Lille et Arenberg?

Septième à l'arrivée ce jour-là, tout heureux de s'être découvert un nouveau territoire à explorer, il avait gratté du temps à tous ses rivaux et enchanté par sa facilité. "Le contexte était différent, mais c'est vrai qu'il avait fait très forte impression. Comme à chaque fois qu'il est allé sur le Tour des Flandres", reprend Frédéric Grappe. "C'est comme si rien ne bougeait chez lui, même lancé à 30 ou 40km/h sur un passage difficile. Tout ce qui se passe au-dessus du bassin est propre. Le transfert de force s'opère de manière optimale, alors qu'il y a tellement d'autres coureurs, plus lourds, dont les centres de gravité sont mal répartis. Leur corps est trop en avant, ils en mettent partout et gaspillent inutilement de l'énergie. Ça ne pardonne pas sur Paris-Roubaix, une classique où il faut pouvoir résister à la violence des vibrations. Des études ont montré qu'elles étaient encore plus fortes que celles d'un marteau-piqueur! Pour tenter de les absorber, mieux vaut être bien posé sur son vélo." Un défi a priori dans les cordes du champion du monde.

Engagé dans une course sans fin aux exploits et aux records, capable de gagner partout et à peu près tout le temps, il ne peut ignorer qu'un succès ce dimanche lui permettrait de faire aussi bien qu'Eddy Merckx, dernier vainqueur sortant du Tour à avoir remporté Paris-Roubaix quelques mois plus tard. C'était en avril 1973. Au-delà d'imiter l'Italien Sonny Colbrelli, qui avait réussi la prouesse de lever les bras dès sa première participation en 2021, il intégrerait en prime le cercle des coureurs ayant raflé au moins quatre des cinq Monuments. Il lui resterait alors à résoudre l'énigme Milan-Sanremo pour rejoindre dans la légende Rik Van Looy, Roger De Vlaeminck et, forcément, Eddy Merckx, les seuls à pouvoir se targuer d'avoir réalisé le Grand Chelem. Le tout sans Dragibus.

https://twitter.com/rodolpheryo Rodolphe Ryo Journaliste RMC Sport